Venez avec moi, mon ami, dit Earnscliff, vous paraissez éprouver quelque grande affliction; l'humanité ne me permet pas de vous abandonner ici.
L'humanité! s'écria le Nain en poussant un éclat de rire ironique, qu'est-ce que ce mot? Vrai lacet de bécasse. Moyen de cacher les trappes à prendre les hommes. Appât qui couvre un hameçon plus piquant dix fois que ceux dont vous vous servez pour tromper les animaux dont votre gourmandise médite le meurtre.
Je vous dis, mon bon ami, reprit Earnscliff, que vous ne pouvez juger de votre situation. Vous périrez dans cet endroit désert. Il faut, par compassion pour vous, que nous vous forcions à nous suivre.
Je n'y toucherai pas du bout du doigt! dit Hobby. Pour l'amour de Dieu! laissez l'esprit agir comme il lui plaît.
Si je péris ici, dit le Nain, que mon sang retombe sur ma tête! mais vous aurez à vous accuser de votre mort, si vous osez souiller mes vêtements du contact d'une main d'homme.
La lune parut en ce moment avec une clarté plus pure, et Earnscliff vit que cet être singulier tenait eu main quelque chose qui brilla comme la lame d'un poignard ou le canon d'un pistolet. C'eût été une folie de vouloir s'emparer d'un homme ainsi armé, et qui paraissait déterminé à se défendre. Earnscliff voyait d'ailleurs qu'il n'avait aucun secours à attendre de son compagnon, qui avait déjà reculé de quelques pas, et qui semblait décidé à le laisser s'arranger avec l'esprit comme il l'entendrait. Il rejoignit donc Hobby, et ils continuèrent leur route. Ils se retournèrent cependant plus d'une fois pour regarder cette espèce de maniaque, qui continuait le même manège autour de la colonne, et qui semblait les poursuivre par des imprécations qu'on ne pouvait comprendre, mais que sa voix aigre fit retentir au loin dans cette plaine déserte.
Nos deux chasseurs firent d'abord, chacun de leur côté, leurs réflexions en silence. Lorsqu'ils furent assez éloignés du Nain pour ne plus le voir ni l'entendre, Hobby, reprenant courage, dit à son compagnon: Je vous garantis qu'il faut que cet esprit, si c'est un esprit, ait fait ou ait souffert bien du mal quand il était dans son corps, pour qu'il revienne ainsi après qu'il est mort et enterré.
Je crois que c'est un fou misanthrope, dit Earnscliff.
Vous ne croyez donc pas que ce soit un être surnaturel?
Moi? non, en vérité!
Hé bien! je suis presque d'avis moi-même que ce pourrait bien être un homme véritable. Cependant je n'en jurerais point. Je n'ai jamais rien vu qui ressemblât si bien à un esprit.
Quoi qu'il en soit, je reviendrai ici demain. Je veux voir ce que sera devenu ce malheureux.
En plein jour!.. alors, s'il plaît à Dieu, je vous accompagnerai. Mais nous sommes plus près d'Heugh-Foot que d'Earnscliff. Ne feriez-vous pas mieux à l'heure qu'il est de venir coucher à la ferme? Nous enverrons le petit garçon sur le poney avertir vos gens que vous êtes chez nous, quoique je croie bien qu'il n'y a pour vous attendre à la tour que le chat et les domestiques.
Mais encore ne voudrais-je pas inquiéter les domestiques, et priver même Minet de son souper en mon absence. Je vous serai obligé d'envoyer le petit garçon.
C'est parler en bon maître! Vous viendrez donc à Heugh-Foot.
On sera bienheureux de vous y voir, oui certainement.
Cette affaire réglée, nos deux chasseurs doublèrent le pas et gravirent bientôt une petite éminence. monsieur Patrick; dit Hobby, j'éprouve toujours du plaisir quand j'arrive en cet endroit. Voyez-vous là-bas cette lumière? c'est là qu'est ma mère-grand. La bonne vieille travaille à son rouet. Et plus haut, à la fenêtre au-dessus, en voyez-vous une autre? c'est la chambre de ma cousine, de Grâce Armstrong. Elle fait à elle seule plus d'ouvrage dans la maison que mes trois soeurs, et elles en conviennent elles-mêmes, car ce sont les meilleures filles qu'on puisse voir, et ma grand'mère vous jurerait qu'il n'y a jamais eu une jeune fille si leste; si active, excepté elle, bien entendu, dans son temps. Quant à mes frères, un d'eux est parti avec les gens du chambellan (On appelle ainsi en Écosse l'intendant d'un grand seigneur), et l'autre est à Moss-Phadraig, la ferme que nous faisons valoir. Il est aussi habile à la besogne que moi.
Vous êtes heureux, mon cher Hobby, d'avoir une famille si estimable.
Heureux, oui certes. J'en rends grâce au ciel! Mais à propos, monsieur Patrick, vous qui avez été au collège et à la grande école d'Édimbourg, vous qui avez étudié la science, là où la science s'apprend le mieux, dites-moi donc, non que cela me concerne particulièrement; mais j'entendais cet hiver le prêtre de Saint-John et notre ministre discuter là-dessus, et tous deux, ma foi, parlaient très bien. Le prêtre donc dit qu'il est contre la loi d'épouser sa cousine; mais je ne crois pas qu'il citât aussi bien les autorités de la Bible que notre ministre. Notre ministre passe pour le meilleur ministre et le meilleur prédicateur qu'il y ait depuis ce canton jusqu'à Édimbourg. Croyez-vous que le ministre avait raison?
Certainement le mariage est reconnu par tous les chrétiens protestants aussi libre que Dieu l'a fait dans la loi lévitique; ainsi, mon cher Hobby, il ne peut y avoir aucun obstacle à ce que vous épousiez miss Armstrong.
Oh! oh! monsieur Patrick, vous qui êtes si chatouilleux, ne plaisantez donc pas comme cela! Je vous parlais en général; il n'était pas question de Grâce. D'ailleurs elle n'est pas ma cousine germaine, puisqu'elle est fille du premier mariage de la femme de mon oncle. Il n'y a donc pas une véritable parenté, il n'y a qu'une alliance.
Mais nous allons arriver, il faut que je tire un coup de fusil; c'est ma manière de m'annoncer. Quand j'ai fait bonne chasse, j'en tire deux, un pour moi, l'autre pour le gibier.
Dès qu'il eut donné le signal, on vit différentes lumières se mettre en mouvement. Hobby en fit remarquer une qui traversait la cour. C'est Grâce! dit-il à son compagnon. Elle ne viendra pas me recevoir à la porte; mais pourquoi? c'est qu'elle va voir si le souper de mes chiens est préparé; les pauvres bêtes!
Qui m'aime, aime mon chien, dit Earnscliff: vous êtes un heureux garçon, Hobby!
Cette observation fut accompagnée d'un soupir qui n'échappa point à l'oreille du jeune fermier.
En tous cas, dit-il, je ne suis pas le seul. Aux courses de Carlisle, J'ai vu plus d'une fois miss Isabelle Vere détourner la tête pour regarder quelqu'un qui passait près d'elle. Qui sait tout ce qui peut arriver dans ce monde.
Earnscliff eut l'air de murmurer tout bas une réponse; était-ce pour convenir de ce qu'avançait Hobby, ou pour le démentir? c'est ce que celui-ci ne put entendre, et sans doute Earnscliff avait voulu faire lui-même une réponse douteuse.
Ils avaient déjà dépassé le loaning, et après un détour au pied de la colline qu'ils descendaient, ils se trouvèrent en face de la ferme où demeurait la famille d'Hobby Elliot; elle était couverte en chaume, mais d'un abord confortable. De riantes figures étaient déjà à la porte: mais la vue d'un étranger émoussa les railleries qu'on se proposait de décocher contre Hobby à cause de sa mauvaise chasse. Trois jeunes et jolies filles semblaient se rejeter de l'une à l'autre le soin de montrer le chemin à Earnscliff, parce que chacune d'elles aurait voulu s'esquiver pour aller faire un peu de toilette, et ne pas se montrer devant lui dans le déshabillé du soir, qui n'était destiné que pour les yeux de leur frère.
Hobby cependant se permit quelques plaisanteries générales sur ses deux soeurs (Grâce n'était plus là); et, prenant la chandelle des mains d'une des coquettes villageoises qui la tenait en minaudant, il introduisit son hôte dans le parloir de la famille, ou plutôt dans la grand'salle; car, le bâtiment ayant été jadis une habitation fortifiée, la pièce ou l'on se rassemblait était une chambre voûtée et, pavée, humide et sombre sans doute, comparée aux logements de fermes de nos jours; mais éclairée par un bon feu de tourbe, elle partit à Earnscliff infiniment préférable aux montagnes froides et arides qu'il venait de parcourir. La vénérable maîtresse de la maison, où la fermière, coiffée avec l'ancien pinner (coiffe des matrones d'Écosse), vêtue d'une simple robe serrée, d'une laine filée par elle-même, niais portant aussi un large collier d'or et des boucles d'oreilles, était assise au coin de la cheminée, dans son fauteuil d'osier, dirigeant les occupations des jeunes filles et de deux ou trois servantes qui travaillaient à leurs quenouilles derrière leurs maîtresses.