Jétais placé vis-à-vis delle, ayant à ma gauche Copperthorne.
Quant à John, il faisait face à son oncle.
Je crois presque voir encore léclat jaune de la grande lampe à huile qui projetait des lumières et des ombres à la Rembrandt sur ce cercle de figures, parmi lesquelles certaines étaient destinées à prendre tant dintérêt pour moi.
Ce fut un repas agréable, en dehors même de lexcellence de la cuisine et de lappétit quavait aiguisé mon long voyage.
Enchanté davoir trouvé un nouvel auditeur, loncle Jérémie débordait danecdotes et de citations.
Quant à miss Warrender et à Copperthorne, ils ne causèrent pas beaucoup, mais tout ce que dit ce dernier révélait lhomme réfléchi et bien élevé.
Pour John, il avait tant de souvenirs de collège et dévénements postérieurs à rappeler que je crains quil nait fait maigre chair.
Lorsquon apporta le dessert, miss Warrender emmena les enfants. Loncle Jérémie se retira dans la bibliothèque, doù nous arrivait le bruit assourdi de sa voix, pendant quil dictait à son secrétaire.
Mon vieil ami et moi, nous restâmes quelque temps devant le feu à causer des diverses aventures qui nous étaient arrivées depuis notre dernière rencontre.
Eh bien, que pensez-vous de notre maisonnée? me demanda-t-il enfin, en souriant.
Je répondis que jétais fort intéressé par ce que jen avais vu.
Votre oncle est tout à fait un type. Il me plaît beaucoup.
Oui, il a le cœur excellent avec toutes les originalités. Votre arrivée la tout à fait ragaillardi, car il na jamais été complètement lui-même depuis la mort de la petite Ethel. Cétait la plus jeune des enfants de loncle Sam. Elle vint ici avec les autres, mais elle eut, il y a deux mois environ, une crise nerveuse ou je ne sais quoi dans les massifs. Le soir, on ly trouva morte. Ce fut un coup des plus violents pour le vieillard.
Ce dut être aussi fort pénible pour miss Warrender, fis-je remarquer.
Oui, elle fut très affligée. À cette époque, elle nétait ici que depuis une semaine. Ce jour-là elle était allée en voiture à Kirby-Lonsdale pour faire quelque emplette.
Jai été très intéressé, dis-je, par tout ce que vous mavez raconté à son sujet. Ainsi donc, vous ne plaisantiez pas, je suppose.
Non, non, tout est vrai comme lÉvangile. Son père se nommait Achmet Genghis Khan. Cétait un chef à demi indépendant quelque part dans les provinces centrales. Cétait à peu près un païen fanatique, bien quil eût épousé une Anglaise. Il devint camarade avec le Nana, et eut quelque part dans laffaire de Cawnpore, si bien que le gouvernement le traita avec une extrême rigueur.
Elle devait être tout à fait femme quand elle quitta sa tribu, dis-je. Quelle est sa manière de voir en affaire de religion? Tient-elle du côté de son père ou de celui du sa mère?
Nous ne soulevons jamais cette question, répondit mon ami. Entre nous, je ne la crois pas très orthodoxe. Sa mère était sans doute une femme de mérite. Outre quelle lui a appris langlais, elle se connaît assez bien en littérature française et elle joue dune façon remarquable. Tenez, écoutez-la.
Comme il parlait, le son dun piano se fit entendre dans la pièce voisine, et nous nous tûmes pour écouter.
Tout dabord la musicienne piqua quelques touches isolées, comme si elle se demandait sil fallait continuer.
Puis, ce furent des bruits sonores, discordants, et soudain de ce chaos sortit enfin une harmonie puissante, étrange, barbare, avec des sonorités de trompette, des éclats de cymbales. Et le jeu devenant de plus en plus énergique, devint une mélodie fougueuse, qui finit par satténuer et séteindre en un bruit désordonné comme au début.
Puis, nous entendîmes le piano se refermer, et la musique cessa.
Elle fait ainsi tous les soirs, remarqua mon ami. Cest quelque souvenir de lInde, à ce que je suppose. Pittoresque, ne trouvez-vous pas? Maintenant ne vous attardez pas ici plus longtemps que vous ne voudriez. Votre chambre est prête, dès que vous voudrez vous mettre au travail.
Je pris mon compagnon au mot, et le laissai avec son oncle et Copperthorne qui étaient revenus dans la pièce.
Je montai chez moi et étudiai pendant deux heures la législation médicale.
Je me figurais que ce jour-là je ne verrais plus aucun des habitants de Dunkelthwaite, mais je me trompais, car vers dix heures loncle Jérémie montra sa petite tête rougeaude dans la chambre:
Êtes-vous bien logé à votre aise? demanda-t-il.
Tout est pour le mieux, je vous remercie, répondis-je.
Tenez bon. Serez sûr de réussir, dit-il en son langage sautillant. Bonne nuit.
Bonne nuit, répondis-je.
Bonne nuit, dit une autre voix venant du corridor.
Je mavançai pour voir, et japerçus la haute silhouette du secrétaire qui glissait à la suite du vieillard comme une ombre noire et démesurée.
Je retournai à mon bureau et travaillai encore une heure.
Puis je me couchai, et je fus quelque temps avant de mendormir, en songeant à la singulière maisonnée dont jallais faire partie.
Chapitre III
Le lendemain je fus sur pied de bonne heure et me rendis sur la pelouse, où je trouvai miss Warrender occupée à cueillir des primevères, dont elle faisait un petit bouquet pour orner la table au déjeuner.
Je fus près delle avant quelle me vît et ne pus mempêcher dadmirer sa beauté et sa souplesse pendant quelle se baissait pour cueillir les fleurs.
Il y avait dans le moindre de ses mouvements une grâce féline que je ne me rappelais avoir vue chez aucune femme.
Je me ressouvins des paroles de Thurston au sujet de limpression quelle avait produite sur le secrétaire, et je nen fus plus surpris.
En entendant mon pas, elle se redressa, et tourna vers moi sa belle et sombre figure.
Bonjour, miss Warrender, dis-je. Vous êtes matinale comme moi.
Oui, répondit-elle, jai toujours eu lhabitude de me lever avec le jour.
Quel tableau étrange et sauvage! remarquai-je en promenant mon regard sur la vaste étendue des landes. Je suis un étranger comme vous-même dans ce pays. Comment le trouvez-vous?
Je ne laime pas, dit-elle franchement. Je le déteste. Cest froid, terne, misérable. Regardez cela, et elle leva son bouquet de primevères, voilà ce quils appellent des fleurs. Elles nont pas même dodeur.
Vous avez été accoutumée à un climat plus vivant et à une végétation tropicale.
Oh! je le vois, master Thurston vous a parlé de moi, dit-elle avec un sourire. Oui, jai été accoutumée à mieux que cela.
Nous étions debout près lun de lautre, quand une ombre apparut entre nous.
Me retournant, japerçus Copperthorne resté debout derrière nous.
Il me tendit sa main maigre et blanche avec un sourire contraint.
Il semble que vous êtes déjà en état de trouver tout seul votre chemin, dit-il en portant ses regards alternativement de ma figure à celle de miss Warrender. Permettez-moi de tenir ces fleurs pour vous, Miss.
Non, merci, dit-elle dun ton froid. Jen ai cueilli assez, et je vais entrer.
Elle passa rapidement à côté de lui, et traversa la pelouse pour retourner à la maison.
Copperthorne la suivit des yeux en fronçant le sourcil.
Vous êtes étudiant en médecine, master Lawrence, me dit-il, en se tournant vers moi et frappant le sol dun pied, avec un mouvement saccadé, nerveux, tout en parlant.