Ah, non ! protesta Morosini. Tu ne vas pas me faire passer une deuxième nuit dans le train ? Je nai pas traversé la moitié de lÉgypte pour le seul plaisir de te contempler dans un de tes numéros favoris et de déjeuner avec toi. Cest la première fois que je viens dans ce pays et jai envie dautre chose que dadmirer ton coup de soleil sur le nez ! Lendroit me plaît et jy reste !
Je croyais que tu étais venu traiter une affaire ? Elle est déjà conclue ?
Non. Disons suspendue pendant quelques jours. Je les dépenserai plus agréablement au bord du Nil quà tourner en rond dans une chambre du Shepheards. Jajoute que josais espérer que tu te ferais mon cicérone. Et au fond, je ne vois pas pourquoi tu mas fait rappliquer durgence ?
Mais pour quon soit ensemble ! Cela me semblait naturel ?
Cest entendu, mais tu nas pas besoin de moi pour courir après une fille ?
Je ne cours pas après une fille. Jestime seulement avoir droit à des explications plus détaillées que ce que tu mas
apporté ! Dun autre côté, tu nas pas entièrement tort. Reste ici, repose-toi ! Je vais dire à Ali Rachid de te servir de guide ! Quant à moi, je monte au Caire, je mexplique avec Salima et je reviens te tenir compagnie. Peut-être reviendrons-nous ensemble, elle et moi ? Tu verras ! Cest une fille fantastique ? Ça marche comme ça ?
Daccord ! Mais ne traîne pas trop longtemps : je nai pas non plus lintention de rester six mois
De toute façon, il y a le téléphone ! Tu peux toujours mappeler au Shepheards !
Je sais ! consentit Aldo du ton exagérément patient du monsieur excédé. Va faire ton somme
Dans ce cas, ce nest pas la peine : je dormirai dans le train et si tu veux, avant, je vais te montrer le grand temple dAmon à Karnak !
Comment refuser ? Il était dégoulinant de bonne volonté tant il était heureux daller rejoindre sa belle Il fallait seulement espérer que leurs relations ne tourneraient pas au drame, comme cela avait été le cas avec Alice Astor, lAméricaine qui se prenait pour une princesse égyptienne (3).
Il fallait tout de même lui reconnaître un goût très sûr. Ses coups de cœur ne sadressaient jamais à des laiderons. Ça se terminait mal la plupart du temps mais, lorage passé, Adalbert se retrouvait bien installé dans sa peau de célibataire riche, heureux de vivre et sans regrets ni remords. Évidemment, Aldo ne savait pas tout de sa vie puisque leur solide amitié remontait à une douzaine dannées, mais, des deux aventures sentimentales sérieuses dont il avait pu être le témoin, la première avait eu pour objet une voleuse internationale qui avait failli les envoyer chez leurs ancêtres tous les deux et la seconde une milliardaire américaine qui sétait crue victime dun vol et avait expédié le pauvre Adalbert en prison. Celle dont il sagissait maintenant se présentait mal puisquil était question de trahison, mais qui pouvait dire comment laventure finirait ? Que la belle eût des yeux transparents ne signifiait pas quun abîme de rouerie ne sy cachât pas
On alla donc arpenter le gigantesque Karnak, quelque cent hectares de ruines somptueuses où la grandeur des pharaons et la puissance dAmon Râ se lisaient à livre ouvert. Surtout en ayant Adalbert pour guide. Aldo, ébloui, put mesurer la profondeur de sa science et son étonnante puissance dévocation. Sous sa parole, tout reprenait vie. Il était dans son élément et sy mouvait avec une aisance doù la poésie nétait pas absente. Aussi, comme Adalbert sétonnait quil nait pas soufflé mot depuis une heure :
Tu tennuies ?
Il répondit, sincère :
Oh, que non ! Au contraire ! Je ne te cache pas que tu me stupéfies ! Et je ne veux plus rien visiter de ce pays sans toi. Je regrette seulement que Lisa, Tante Amélie et Plan-Crépin ne soient pas avec nous.
Le narrateur rougit comme une belle cerise et se détourna en toussotant :
Ça fait toujours plaisir à entendre ! commenta-t-il sobrement.
Le soir venu, on dîna rapidement puis Aldo accompagna son ami à la gare, inquiet sans trop savoir pourquoi :
Téléphone-moi demain matin ! sentendit-il demander. Ne serait-ce que pour dire si tu as fait bon voyage !
Entendu !
Mais la journée du lendemain ne produisit pas le moindre coup de fil et la sourde inquiétude grandit sans quAldo parvienne à la raisonner en se disant que, ayant retrouvé la précieuse Salima, Adalbert lavait complètement oublié. Il nen passa pas moins tout ce temps dans sa chambre ou dans le jardin avec, pour seul intermède, un verre pris au bar en compagnie du colonel Sargent quil aurait aimé connaître davantage parce quil se révélait vraiment sympathique et parlait de larmée des Indes en déployant autant de lyrisme quAdalbert envers ses temples, mais le couple sembarquait en fin daprès-midi pour Assouan et, le soir venu, Aldo se retrouva désespérément solitaire en face du barman, qui lui apporta un soulagement inattendu.
Comme il lui demandait de faire appeler le Shepheards par téléphone, celui-ci lui répondit quil y avait des problèmes sur la ligne et que Le Caire était inaccessible depuis le début de la matinée :