Oran, au contraire, sest élevé à elle-même ses autels et ses rostres. En plein cœur de la ville commerçante, ayant à construire une maison commune pour les innombrables organismes agricoles qui font vivre ce pays, les Oranais ont médité dy bâtir, dans le sable et la chaux, une image convaincante de leurs vertus: la Maison du Colon. Si lon en juge par lédifice, ces vertus sont au nombre de trois: la hardiesse dans le goût, lamour de la violence, et le sens des synthèses historiques. LÉgypte, Byzance et Munich ont collaboré à la délicate construction dune pâtisserie figurant une énorme coupe renversée. Des pierres multicolores, du plus vigoureux effet, sont venues encadrer le toit. La vivacité de ces mosaïques est si persuasive quau premier abord on ne voit rien, quun éblouissement informe. Mais de plus près, et lattention éveillée, on voit quelles ont un sens: un gracieux colon, à nœud papillon et à casque de liège blanc, y reçoit lhommage dun cortège desclaves vêtus à lantique. Lédifice et ses enluminures ont été enfin placés au milieu dun carrefour, dans le va-et-vient des petits tramways à nacelle dont la saleté est un des charmes de la ville.
Oran tient beaucoup dautre part aux deux lions de sa place dArmes. Depuis 1888, ils trônent de chaque côté de lescalier municipal. Leur auteur sappelait Caïn. Ils ont de la majesté et le torse court. On raconte que, la nuit, ils descendent lun après lautre de leur socle, tournent silencieusement autour de la place obscure, et, à loccasion, urinent longuement sous les grands ficus poussiéreux. Ce sont, bien entendu, des on-dit auxquels les Oranais prêtent une oreille complaisante. Mais cela est invraisemblable.
Malgré quelques recherches, je nai pu me passionner pour Caïn. Jai seulement appris quil avait la réputation dun animalier adroit. Cependant, je pense souvent à lui. Cest une pente desprit qui vous vient à Oran. Voici un artiste au nom sonore qui a laissé ici une œuvre sans importance. Plusieurs centaines de milliers dhommes sont familiarisés avec les fauves débonnaires quil a placés devant une mairie prétentieuse. Cest une façon comme une autre de réussir en art. Sans doute, ces deux lions, comme des milliers dœuvres du même genre, témoignent de tout autre chose que de talent. On a pu faire la «Ronde de Nuit», «saint François recevant les stigmates», «David» ou «lExaltation de la Fleur». Caïn, lui, a dressé deux mufles hilares sur la place dune province commerçante, outre-mer. Mais le David croulera un jour avec Florence et les lions seront peut-être sauvés du désastre. Encore une fois, ils témoignent dautre chose.
Peut-on préciser cette idée? Il y a dans cette œuvre de linsignifiance et de la solidité. Lesprit ny est pour rien et la matière pour beaucoup. La médiocrité veut durer par tous les moyens, y compris le bronze. On lui refuse ses droits à léternité et elle les prend tous les jours. Nest-ce pas elle, léternité? En tout cas, cette persévérance a de quoi émouvoir, et elle porte sa leçon, celle de tous les monuments dOran et dOran elle-même. Une heure par jour, une fois parmi dautres, elle vous force à porter attention à ce qui na pas dimportance. Lesprit trouve profit à ces retours. Cest un peu son hygiène, et, puisquil lui faut absolument ses moments dhumilité, il me semble que cette occasion de sabêtir est meilleure que dautres. Tout ce qui est périssable désire durer. Disons donc que tout veut durer. Les œuvres humaines ne signifient rien dautre et, à cet égard, les lions de Caïn ont les mêmes chances que les ruines dAngkor. Cela incline à la modestie.
Il est dautres monuments oranais. Ou du moins, il faut bien leur donner ce nom puisque eux aussi témoignent pour leur ville, et de façon plus significative peut-être. Ce sont les grands travaux qui recouvrent actuellement la côte sur une dizaine de kilomètres. En principe, il sagit de transformer la plus lumineuse des baies en un port gigantesque. En fait, cest encore une occasion pour lhomme de se confronter avec la pierre.
Dans les tableaux de certains
maîtres flamands on voit revenir avec insistance un thème dune ampleur admirable: la construction de la Tour de Babel. Ce sont des paysages démesurés, des roches qui escaladent le ciel, des escarpements où foisonnent ouvriers, bêtes, échelles, machines étranges, cordes, traits. Lhomme, dailleurs, nest là que pour faire mesurer la grandeur inhumaine du chantier. Cest à cela quon pense sur la corniche oranaise, à louest de la ville.
Accrochés à dimmenses pentes, des rails, des wagonnets, des grues, des trains minuscules Au milieu dun soleil dévorant, des locomotives pareilles à des jouets contournent dénormes blocs parmi les sifflets, la poussière et la fumée. Jour et nuit, un peuple de fourmis sactivent sur la carcasse fumante de la montagne. Pendus le long dune même corde contre le flanc de la falaise, des dizaines dhommes, le ventre appuyé aux poignées des défonceuses automatiques, tressaillent dans le vide à longueur de journée, et détachent des pans entiers de rochers qui croulent dans la pousière et les grondements. Plus loin, des wagonnets se renversent au-dessus des pentes, et les rochers, déversés brusquement vers la mer, sélancent et roulent dans leau, chaque gros bloc suivi dune volée de pierres plus légères. À intervalles réguliers, dans le cœur de la nuit, en plein jour, des détonations ébranlent toute la montagne et soulèvent la mer elle-même.