souvre un vaste espace libre nommé promenoir, en raison du fait que pas une des cinq cents personnes qui sy trouvent ne saurait tirer son mouchoir sans provoquer de graves accidents. Dans cette caisse rectangulaire respirent un millier dhommes et deux ou trois femmes de celles qui, selon mon voisin, tiennent toujours «à se faire remarquer». Tout le monde sue férocement. En attendant les combats d «espoirs», un gigantesque pick-up broie du Tino Rossi. Cest la romance avant le meurtre.
La patience dun véritable amateur est sans limites. La réunion annoncée pour vingt et une heures nest pas encore commencée à vingt et une heure trente, et personne na protesté. Le printemps est chaud, l'odeur dune humanité en manches de chemise exaltante. On discute ferme parmi les éclatements périodiques des bouchons de limonade et linlassable lamentation du chanteur corse. Quelques nouveaux arrivants sont encastrés dans le public, quand un projecteur fait pleuvoir une lumière aveuglante sur le ring. Les combats despoirs commencent.
Les espoirs, ou débutants, qui combattent pour le plaisir, ont toujours à cœur de le prouver en se massacrant durgence, au mépris de toute technique. Ils nont jamais pu durer plus de trois rounds. Le héros de la soirée à cet égard est le jeune «Kid Avion» qui, pour lordinaire, vend des billets de loterie aux terrasses des cafés. Son adversaire, en effet, a capoté malencontreusement hors du ring, au début du deuxième round, sous le choc dun poing manié comme une hélice.
La foule sest un peu animée, mais cest encore une politesse. Elle respire avec gravité lodeur sacrée de lembrocation. Elle contemple ces successions de rites lents et de sacrifices désordonnés, rendus plus authentiques encore par les dessins propitiatoires, sur la blancheur du mur, des ombres combattantes. Ce sont les prologues cérémonieux dune religion sauvage et calculée. La transe ne viendra que plus tard.
Et, justement, le pick-up annonce Amar, «le coriace Oranais qui na pas désarmé», contre Pérez, «le puncheur algérois». Un profane interpréterait mal les hurlements qui accueillent la présentation des boxeurs sur le ring. Il imaginerait quelque combat sensationnel où les boxeurs auraient à vider une querelle personnelle, connue du public. Au vrai, c'est bien une querelle quils vont vider. Mais il sagit de celle qui, depuis cent ans, divise mortellement Alger et Oran. Avec un peu de recul dans les siècles, ces deux villes nord-africaines se seraient déjà saignées à blanc, comme le firent Pise et Florence en des temps plus heureux. Leur rivalité est dautant plus forte quelle ne tient sans doute à rien. Ayant toutes les raisons de saimer, elles se détestent en proportion. Les Oranais accusent les Algérois de «chiqué». Les Algérois laissent entendre que les Oranais n'ont pas lusage du monde. Ce sont là des injures plus sanglantes quil napparaît, parce quelles sont métaphysiques. Et faute de pouvoir sassiéger, Oran et Alger se rejoignent, luttent et sinjurient sur le terrain du sport, des statistiques et des grands travaux.
Cest donc une page dhistoire qui se déroule sur le ring. Et le coriace Oranais, soutenu par un millier de voix hurlantes, défend contre Pérez une manière de vivre et lorgueil dune province. La vérité oblige à dire quAmar mène mal sa discussion. Son plaidoyer a un vice de forme: il manque dallonge. Celui du puncheur algérois, au contraire, a la longueur voulue. Il porte avec persuasion sur larcade sourcilière de son contradicteur. LOranais pavoise magnifiquement, au milieu des vociférations dun public déchaîné. Malgré les encouragements répétés de la galerie et de mon voisin, malgré les intrépides «Crève-le», «Donne-lui de l'orge», les insidieux «Coup bas», «Oh! larbitre, il a rien vu», les optimistes «Il est pompé», «Il en peut plus», lAlgérois est proclamé vainqueur aux points sous dinterminables huées. Mon voisin, qui parle volontiers desprit sportif, applaudit ostensiblement, dans le temps où il me glisse dune voix éteinte par tant de cris: «Comme ça, il ne pourra pas dire là-bas que les Oranais sont des sauvages.»
Mais, dans la salle, des combats que le programme ne comportait pas ont