« Diable ! murmura-t-il entre ses dents, Tréville maurait-il envoyé ce Gascon ? il est bien jeune ! Mais un coup dépée est un coup dépée, quel que soit lâge de celui qui le donne, et lon se défie moins dun enfant que de tout autre ; il suffit parfois dun faible obstacle pour contrarier un grand dessein. »
Et linconnu tomba dans une réflexion qui dura quelques minutes.
« Voyons, lhôte, dit-il, est-ce que vous ne me débarrasserez pas de ce frénétique ? En conscience, je ne puis le tuer, et cependant, ajouta-t-il avec une expression froidement menaçante, cependant il me gêne. Où est-il ?
Dans la chambre de ma femme, où on le panse, au premier étage.
Ses hardes et son sac sont avec lui ? il na pas quitté son pourpoint ?
Tout cela, au contraire, est en bas dans la cuisine. Mais puisquil vous gêne, ce jeune fou
Sans doute. Il cause dans votre hôtellerie un scandale auquel dhonnêtes gens ne sauraient résister. Montez chez vous, faites mon compte et avertissez mon laquais.
Quoi ! Monsieur nous quitte déjà ?
Vous le savez bien, puisque je vous avais donné lordre de seller mon cheval. Ne ma-t-on point obéi ?
Si fait, et comme Votre Excellence a pu le voir, son cheval est sous la grande porte, tout appareillé pour partir.
Cest bien, faites ce que je vous ai dit alors. »
« Ouais ! se dit lhôte, aurait-il peur du petit garçon ? »
Mais un coup doeil impératif de linconnu vint larrêter court. Il salua humblement et sortit.
« Il ne faut pas que Milady soit aperçue de ce drôle, continua létranger : elle ne doit pas tarder à passer : déjà même elle est en retard. Décidément, mieux vaut que je monte à cheval et que jaille au-devant delle Si seulement je pouvais savoir ce que contient cette lettre adressée à Tréville ! »
Et linconnu, tout en marmottant, se dirigea vers la cuisine.
Pendant ce temps, lhôte, qui ne doutait pas que ce ne fût la présence du jeune garçon qui chassât linconnu de son hôtellerie, était remonté chez sa femme et avait trouvé dArtagnan maître enfin de ses esprits. Alors, tout en lui faisant comprendre que la police pourrait bien lui faire un mauvais parti pour avoir été chercher querelle à un grand seigneur car, à lavis de lhôte, linconnu ne pouvait être quun grand seigneur , il le détermina, malgré sa faiblesse, à se lever et à continuer son chemin. DArtagnan à moitié abasourdi, sans pourpoint et la tête tout emmaillotée de linges, se leva donc et, poussé par lhôte, commença de descendre ; mais, en arrivant à la cuisine, la première chose quil aperçut fut son provocateur qui causait tranquillement au marchepied dun lourd carrosse attelé de deux gros chevaux normands.
Son interlocutrice, dont la tête apparaissait encadrée par la portière, était une femme de vingt à vingt-deux ans. Nous avons déjà dit avec quelle rapidité dinvestigation dArtagnan embrassait toute une physionomie ; il vit donc du premier coup doeil que la femme était jeune et belle. Or cette beauté le frappa dautant plus quelle était parfaitement étrangère aux pays méridionaux que jusque-là dArtagnan avait habités. Cétait une pâle et blonde personne, aux longs cheveux bouclés tombant sur ses épaules, aux grands yeux bleus languissants, aux lèvres rosées et aux mains dalbâtre. Elle causait très vivement avec linconnu.
« Ainsi, Son Éminence mordonne, disait la dame.
De retourner à linstant même en Angleterre, et de la prévenir directement si le duc quittait Londres.
Et quant à mes autres instructions ? demanda la belle voyageuse.
Elles sont renfermées dans cette boîte, que vous nouvrirez que de lautre côté de la Manche.
Très bien ; et vous, que faites-vous ?
Moi, je retourne à Paris.
Sans châtier cet insolent petit garçon ? » demanda la dame.
Linconnu allait répondre : mais, au moment où il ouvrait la bouche, dArtagnan, qui avait tout entendu, sélança sur le seuil de la porte.
« Cest cet insolent petit garçon qui châtie les autres, sécria-t- il, et jespère bien que cette fois-ci celui quil doit châtier ne lui échappera pas comme la première.
Ne lui échappera pas ? reprit linconnu en fronçant le sourcil.
Non, devant une femme, vous noseriez pas fuir, je présume.
Songez, sécria Milady en voyant le gentilhomme porter la main à son épée, songez que le moindre retard peut tout perdre.
Vous avez raison, sécria le gentilhomme ; partez donc de votre côté, moi, je pars du mien. »
Et, saluant la dame dun signe de tête, il sélança sur son cheval, tandis que le cocher du carrosse fouettait vigoureusement son attelage. Les deux interlocuteurs partirent donc au galop, séloignant chacun par un côté opposé de la rue.
« Eh ! votre dépense », vociféra lhôte, dont laffection pour son voyageur se changeait en un profond dédain en voyant quil séloignait sans solder ses comptes.
« Paie, maroufle », sécria le voyageur toujours galopant à son laquais, lequel jeta aux pieds de lhôte deux ou trois pièces dargent et se mit à galoper après son maître.
« Ah ! lâche, ah ! misérable, ah ! faux gentilhomme ! » cria dArtagnan sélançant à son tour après le laquais.
Mais le blessé était trop faible encore pour supporter une pareille secousse. À peine eut-il fait dix pas, que ses oreilles tintèrent, quun éblouissement le prit, quun nuage de sang passa sur ses yeux et quil tomba au milieu de la rue, en criant encore :
« Lâche ! lâche ! lâche !
Il est en effet bien lâche », murmura lhôte en sapprochant de dArtagnan, et essayant par cette flatterie de se raccommoder avec le pauvre garçon, comme le héron de la fable avec son limaçon du soir.
« Oui, bien lâche, murmura dArtagnan ; mais elle, bien belle !
Qui, elle ? demanda lhôte.
Milady », balbutia dArtagnan.
Et il sévanouit une seconde fois.
« Cest égal, dit lhôte, jen perds deux, mais il me reste celui-là, que je suis sûr de conserver au moins quelques jours. Cest toujours onze écus de gagnés. »
On sait que onze écus faisaient juste la somme qui restait dans la bourse de dArtagnan.
Lhôte avait compté sur onze jours de maladie à un écu par jour ; mais il avait compté sans son voyageur. Le lendemain, dès cinq heures du matin, dArtagnan se leva, descendit lui-même à la cuisine, demanda, outre quelques autres ingrédients dont la liste nest pas parvenue jusquà nous, du vin, de lhuile, du romarin, et, la recette de sa mère à la main, se composa un baume dont il oignit ses nombreuses blessures, renouvelant ses compresses lui-même et ne voulant admettre ladjonction daucun médecin. Grâce sans doute à lefficacité du baume de Bohême, et peut-être aussi grâce à labsence de tout docteur, dArtagnan se trouva sur pied dès le soir même, et à peu près guéri le lendemain.
Mais, au moment de payer ce romarin, cette huile et ce vin, seule dépense du maître qui avait gardé une diète absolue, tandis quau contraire le cheval jaune, au dire de lhôtelier du moins, avait mangé trois fois plus quon neût raisonnablement pu le supposer pour sa taille, dArtagnan ne trouva dans sa poche que sa petite bourse de velours râpé ainsi que les onze écus quelle contenait ; mais quant à la lettre adressée à M. de Tréville, elle avait disparu.
Le jeune homme commença par chercher cette lettre avec une grande patience, tournant et retournant vingt fois ses poches et ses goussets, fouillant et refouillant dans son sac, ouvrant et refermant sa bourse ; mais lorsquil eut acquis la conviction que la lettre était introuvable, il entra dans un troisième accès de rage, qui faillit lui occasionner une nouvelle consommation de vin et dhuile aromatisés : car, en voyant cette jeune mauvaise tête séchauffer et menacer de tout casser dans létablissement si lon ne retrouvait pas sa lettre, lhôte sétait déjà saisi dun épieu, sa femme dun manche à balai, et ses garçons des mêmes bâtons qui avaient servi la surveille.