Au reste, vous devinez que je ne me suis pas soumis sans condition. Jai même eu le soin den mettre une impossible à accorder ; tant pour rester toujours maître de tenir ma parole, ou dy manquer, que pour engager une discussion, soit de bouche, ou par écrit, dans un moment où ma belle est plus contente de moi, où elle a besoin que je le sois delle : sans compter que je serais bien maladroit, si je ne trouvais moyen dobtenir quelque dédommagement de mon désistement à cette prétention, toute insoutenable quelle est.
Après vous avoir exposé mes raisons dans ce long préambule, je commence lhistorique de ces deux derniers jours. Jy joindrai, comme pièces justificatives, la lettre de ma belle et ma réponse. Vous conviendrez quil y a peu dhistoriens plus exacts que moi.
Vous vous rappelez leffet que fit avant-hier matin ma lettre de Dijon ; le reste de la journée fut très orageux. La jolie prude arriva seulement au moment du dîner, et annonça une forte migraine ; prétexte dont elle voulut couvrir un des [plus] violents accès dhumeur que femme puisse avoir. Sa figure en était vraiment altérée ; lexpression de douceur que vous lui connaissez, sétait changée en un air mutin qui en faisait une beauté nouvelle. Je me promets bien de faire usage de cette découverte par la suite, et de remplacer quelquefois la maîtresse tendre, par la maîtresse mutine.
Je prévis que laprès-dînée serait triste ; et pour men sauver lennui, je prétextai des lettres à écrire, et me retirai chez moi. Je revins au salon sur les sept heures : Mme de Rosemonde proposa la promenade, qui fut acceptée. Mais au moment de monter en voiture, la prétendue malade, par une malice infernale, et peut-être pour se venger de mon absence, prétexta à son tour un redoublement de douleurs, et me fit subir sans pitié le tête-à-tête de ma vieille tante. Je ne sais si les imprécations que je fis contre ce démon femelle furent exaucées, mais nous la trouvâmes couchée au retour.
Le lendemain au déjeûner, ce nétait plus la même femme. La douceur naturelle était revenue, et jeus lieu de me croire pardonné. Le déjeûner était à peine fini, que la douce personne se leva dun air indolent et entra dans le parc ; je la suivis, comme vous pouvez croire. « Doù peut naître ce désir de promenade ? lui dis-je en labordant. Jai beaucoup écrit ce matin, me répondit-elle, et ma tête est un peu fatiguée. Je ne suis pas assez heureux, repris-je, pour avoir à me reprocher cette fatigue-là. Je vous ai bien écrit, répondit-elle encore, mais jhésite à vous donner ma lettre. Elle contient une demande, et vous ne mavez pas accoutumée à en espérer le succès. Ah ! je jure que sil est possible Rien nest plus facile, interrompit-elle ; et quoique vous dussiez peut-être laccorder comme justice, je consens à lobtenir comme grâce. » En disant ces mots, elle me présenta sa lettre ; en la prenant, je pris aussi sa main, quelle retira, mais sans colère, et avec plus dembarras que de vivacité. « La chaleur est plus vive que je ne croyais, dit-elle ; il faut rentrer. » Et elle reprit la route du château. Je fis de vains efforts pour lui persuader de continuer sa promenade, et jeus besoin de me rappeller que nous pouvions être vus, pour ny employer que de léloquence. Elle rentra sans proférer une parole, et je vis clairement que cette feinte promenade navait eu dautre but que de me remettre sa lettre. Elle monta chez elle en rentrant ; et je me retirai chez moi pour lire lépître, que vous ferez bien de lire aussi, ainsi que ma réponse, avant daller plus loin
Lettre XLI. La Présidente de Tourvel au Vicomte de Valmont
Il semble, Monsieur, par votre conduite avec moi, que vous ne cherchiez quà augmenter chaque jour les sujets de plainte que javais contre vous. Votre obstination à vouloir mentretenir sans cesse dun sentiment que je ne veux ni ne dois écouter ; labus que vous navez pas craint de faire de ma bonne foi ou de ma timidité, pour me remettre vos lettres ; le moyen surtout, jose dire peu délicat, dont vous vous êtes servi pour me faire parvenir la dernière, sans craindre au moins leffet dune surprise qui pouvait me compromettre ; tout devrait donner lieu de ma part à des reproches aussi vifs que justement mérités. Cependant, au lieu de revenir sur ces griefs, je men tiens à vous faire une demande aussi simple que juste ; et si je lobtiens de vous, je consens que tout soit oublié.
Vous-même mavez dit, Monsieur, que je ne devais pas craindre un refus ; et quoique, par une inconséquence qui vous est particulière, cette phrase même soit suivie du seul refus que vous pouviez me faire[14], je veux croire que vous nen tiendrez pas moins aujourdhui cette parole formellement donnée il y a si peu de jours.
Je désire donc que vous ayez la complaisance de vous éloigner de moi ; de quitter ce château, où un plus long séjour de votre part ne pourrait que mexposer davantage au jugement dun public toujours prompt à mal penser dautrui, et que vous navez que trop accoutumé à fixer les yeux sur les femmes qui vous admettent dans leur société.
Avertie déjà, depuis longtemps, de ce danger par mes amis, jai négligé, jai même combattu leur avis tant que votre conduite à mon égard avait pu me faire croire que vous aviez bien voulu ne me pas confondre avec cette foule de femmes qui toutes ont eu à se plaindre de vous. Aujourdhui que vous me traitez comme elles, que je ne peux plus lignorer, je dois au public, à mes amis, à moi-même, de suivre ce parti nécessaire. Je pourrais ajouter ici que vous ne gagneriez rien à refuser ma demande, décidée que je suis à partir moi-même, si vous vous obstinez à rester : mais je ne cherche point à diminuer lobligation que je vous aurai de cette complaisance, et je veux bien que vous sachiez quen nécessitant mon départ dici, vous contrarieriez mes arrangements. Prouvez-moi donc, Monsieur, que comme vous me lavez dit tant de fois, les femmes honnêtes nauront jamais à se plaindre de vous ; prouvez-moi, au moins, que quand vous avez des torts avec elles, vous savez les réparer.
Si je croyais avoir besoin de justifier ma demande vis-à-vis de vous, il me suffirait de vous dire que vous avez passé votre vie à la rendre nécessaire, et que pourtant il na pas tenu à moi de ne la jamais former. Mais ne rappelons pas des événements que je veux oublier, et qui mobligeraient à vous juger avec rigueur, dans un moment où je vous offre loccasion de mériter toute ma reconnaissance. Adieu, Monsieur ; votre conduite va mapprendre avec quels sentiments je dois être, pour la vie, votre très humble, etc.
De, ce 25 août 17**.
Lettre XLII. Le Vicomte de Valmont à la Présidente de Tourvel
Quelque dures que soient, Madame, les conditions que vous mimposez, je ne refuse pas de les remplir. Je sens quil me serait impossible de contrarier aucun de vos désirs. Une fois daccord sur ce point, jose me flatter quà mon tour, vous me permettrez de vous faire quelques demandes, bien plus faciles à accorder que les vôtres, et que pourtant je ne veux obtenir que de ma soumission parfaite à votre volonté.
Lune, que jespère qui sera sollicitée par votre justice, est de vouloir bien me nommer enfin mes accusateurs auprès de vous ; ils me font, ce me semble, assez de mal pour que jaie le droit de les connaître ; lautre, que jattends de votre indulgence, est de vouloir bien me permettre de vous renouveler quelquefois lhommage dun amour qui va plus que jamais mériter votre pitié.
Songez, Madame, que je mempresse de vous obéir, lors même que je ne peux le faire quaux dépens de mon bonheur ; je dirai plus, malgré la persuasion où je suis, que vous ne désirez mon départ que pour vous sauver le spectacle, toujours pénible, de lobjet de votre injustice.