Quant à ce qui me regarde, je ne me justifierai pas plus que les autres. Sans doute je reçois M. de Valmont, et il est reçu partout ; cest une inconséquence de plus à ajouter à mille autres qui gouvernent la société. Vous savez, comme moi, quon passe sa vie à les remarquer, à sen plaindre et à sy livrer. M. de Valmont, avec un beau nom, une grande fortune, beaucoup de qualités aimables, a reconnu de bonne heure que pour avoir lempire dans la société, il suffisait de manier, avec une égale adresse, la louange et le ridicule. Nul ne possède comme lui ce double talent : il séduit avec lun, et se fait craindre avec lautre. On ne lestime pas ; mais on le flatte. Telle est son existence au milieu dun monde qui, plus prudent que courageux, aime mieux le ménager que le combattre.
Mais ni Mme de Merteuil elle-même, ni aucune autre femme, noserait sans doute aller senfermer à la campagne, presque en tête-à-tête avec un tel homme. Il était réservé à la plus sage, à la plus modeste dentrelles, de donner lexemple de cette inconséquence ; pardonnez-moi ce mot, il échappe à lamitié. Ma belle amie, votre honnêteté même vous trahit, par la sécurité quelle vous inspire. Songez donc que vous aurez pour juges, dune part, des gens frivoles, qui ne croiront pas à une vertu dont ils ne trouvent pas le modèle chez eux ; et de lautre, des méchants qui feindront de ny pas croire, pour vous punir de lavoir eue. Considérez que vous faites, dans ce moment, ce que quelques hommes noseraient pas risquer. En effet, parmi les jeunes gens, dont M. de Valmont ne sest que trop rendu loracle, je vois les plus sages craindre de paraître liés trop intimement avec lui ; et vous, vous ne le craignez pas ! Ah ! revenez, revenez, je vous en conjure. Si mes raisons ne suffisent pas pour vous persuader, cédez à mon amitié ; cest elle qui me fait renouveler mes instances, cest à elle à les justifier. Vous la trouvez sévère, et je désire quelle soit inutile ; mais jaime mieux que vous ayez à vous plaindre de sa sollicitude que de sa négligence.
De, ce 24 août 17**.
Lettre XXXIII. La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont
Dès que vous craignez de réussir, mon cher Vicomte, dès que votre projet est de fournir des armes contre vous, et que vous désirez moins de vaincre que de combattre, je nai plus rien à dire. Votre conduite est un chef-dœuvre de prudence. Elle en serait un de sottise dans la supposition contraire ; et, pour vous parler vrai, je crains que vous ne vous fassiez illusion.
Ce nest pas de navoir pas profité du moment que je vous reproche. Dune part, je ne vois pas clairement quil fût venu ; de lautre, je sais assez que, quoi quon en dise, une occasion manquée se retrouve, tandis quon ne revient jamais dune démarche précipitée.
Mais la véritable école est de vous être laissé aller à écrire. Je vous défie de prévoir à présent où ceci peut vous mener. Par hasard, espérez-vous prouver à cette femme quelle doit se rendre ? Il me semble que ce ne peut être là quune vérité de sentiment, et non de démonstration ; et que pour la faire recevoir, il sagit dattendrir et non de raisonner ; mais à quoi vous servirait dattendrir par lettres, puisque vous ne seriez pas là pour en profiter ? Quand vos belles phrases produiraient une ivresse assez forte pour décider cette femme, vous flattez-vous quelle soit assez longue pour que la réflexion nait pas le temps den empêcher laveu ? Songez donc au temps quil faut pour écrire une lettre, à celui qui se passe avant quon la remette ; et voyez si, surtout une femme à principes comme votre Dévote, peut vouloir si longtemps ce quelle tâche de ne vouloir jamais. Cette marche peut réussir avec des enfants, qui, quand ils écrivent je vous aime, ne savent pas quils disent je me rends. Mais la vertu raisonneuse de Mme de Tourvel me paraît fort bien connaître la valeur des termes. Aussi, malgré lavantage que vous aviez pris sur elle dans votre conversation, elle vous bat dans sa lettre. Et puis, savez-vous ce qui arrive ? par cela seul quon dispute, on ne veut pas céder. A force de chercher de bonnes raisons, on en trouve, on les dit ; et après on y tient, non pas tant parce quelles sont bonnes que pour ne se pas démentir.
De plus, une remarque que je métonne que vous nayez pas faite, cest quil ny a rien de si difficile en amour, que décrire ce quon ne sent pas. Je dis encore dune façon vraisemblable : ce nest pas quon ne se serve des mêmes mots, mais on ne les arrange pas de même, ou plutôt on les arrange, et cela suffit. Relisez votre lettre : il y règne un ordre qui vous décèle à chaque phrase. Je veux croire que votre Présidente est assez peu formée pour ne sen pas apercevoir ; mais quimporte ? leffet nen est pas moins manqué. Cest le défaut des romans ; lauteur se bat les flancs pour séchauffer, et le lecteur reste froid. Héloïse est le seul quon en puisse excepter ; et malgré le talent de lauteur, cette observation ma toujours fait croire que le fonds en était vrai. Il nen est pas de même en parlant. Lhabitude de travailler son organe y donne de la sensibilité ; la facilité des larmes y ajoute encore : lexpression du désir se confond dans les yeux avec celle de la tendresse ; enfin le discours moins suivi amène plus aisément cet air de trouble et de désordre, qui est la véritable éloquence de lamour ; et surtout la présence de lobjet aimé empêche la réflexion et nous fait désirer dêtre vaincues.
Croyez-moi, Vicomte : on vous demande de ne plus écrire ; profitez-en pour réparer votre faute, et attendez loccasion de parler. Savez-vous que cette femme a plus de force que je ne croyais ? sa défense est bonne ; et, sans la longueur de sa lettre, et le prétexte quelle vous donne, pour rentrer en matière dans sa phrase de reconnaissance elle ne se serait pas du tout trahie.
Ce qui me paraît encore devoir vous rassurer sur le succès, cest quelle use trop de forces à la fois ; je prévois quelle les épuisera pour la défense du mot, et quil ne lui en restera plus pour celle de la chose.
Je vous renvoie vos deux lettres, et si vous êtes prudent, ce seront les dernières jusquaprès lheureux moment. Sil était moins tard, je vous parlerais de la petite Volanges, qui avance assez vite, et dont je suis fort contente. Je crois que jaurai fini avant vous, et vous devez en être bien honteux. Adieu pour aujourdhui.
De , ce 24 août 17**.
Lettre XXXIV. Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil
Vous parlez à merveille, ma belle amie ; mais pourquoi vous tant fatiguer à prouver ce que personne nignore ? Pour aller vite en amour, il vaut mieux parler quécrire ; voilà, je crois, toute votre lettre. Eh mais ! ce sont les plus simples éléments de lart de séduire. Je remarquerai seulement que vous ne faites quune exception à ce principe, et quil y en a deux. Aux enfants qui suivent cette marche par timidité et se livrent par ignorance, il faut joindre les femmes beaux-esprits, qui sy laissent engager par amour-propre, et que la vanité conduit dans le piège. Par exemple, je suis bien sûr que la Comtesse de B., qui répondit sans difficulté à ma première lettre, navait pas alors plus damour pour moi que moi pour elle, et quelle ne vit que loccasion de traiter un sujet qui devait lui faire honneur.
Quoiquil en soit, un avocat vous dirait que le principe ne sapplique pas à la question. En effet, vous supposez que jai le choix entre écrire et parler, ce qui nest pas. Depuis laffaire du 19, mon inhumaine, qui se tient sur la défensive, a mis à éviter les rencontres une adresse qui a déconcerté la mienne. Cest au point que, si cela continue, elle me forcera à moccuper sérieusement den trouver les moyens : car assurément je ne souffrirai dêtre vaincu par elle en aucun genre. Mes lettres mêmes sont le sujet dune petite guerre : non contente de ny pas répondre, elle refuse de les recevoir. Il faut pour chacune une ruse nouvelle, et qui ne réussit pas toujours.