MADAME DE FLEURVILLE
Il est probablement allé visiter quelques amis[91] dans les environs. Il faudra que vous alliez le chercher, Nicaise.
NICAISE
Oui, madame; mais j’ai déjà fait un tour ce matin, et personne ne l’avait vu.
JEAN
Ma tante, si vous permettez, nous irons après déjeuner au Val, à la Clémandière, à la Fourlière, à Bois-Thorel, au Sapin, dans tous les viiages enfin où nous pourrions le trouver.
MADAME DE FLEURVILLE
Certainement, allez-y, mes enfants! Nicaise vous accompagnera; mais il faut demander la permission à vos papas et à vos mamans, pour qu’ils ne s’inquiètent pas de votre absence.
SOPHIE
Il faudra emporter des provisions pour le goûter.
CAMILLE
C’est inutile; nous demanderons à manger à Mme Harel, au débit de tabac[92], ou bien à M. le curé.
MADELEINE
D’ailleurs, partout où nous serons, on nous donnera du pain et du cidre.
JACQUES
Ce sera bien amusant; nous causerons partout un petit peu, et nous nous reposerons.
LÉON
Il faudra partir tout de suite après déjeuner.
JEAN
Oui, mais demandons d’abord la permission.»
Tous les enfants, excepté Camille, Madeleine et Sophie, qui avaient déjà leur permission, allèrent trouver leurs parents, et obtinrent sans peine leur consentement pour cette longue excursion.
«Papa, dit Jacques à l’oreille de M. de Traypi, venez avec nous: ce sera bien plus amusant.
– Pour toi, mon bon Jacques, répondit M. de Traypi en l’embrassant, mais pas pour les autres, que je gênerais un peu.
JACQUES
Oh! papa, vous êtes si bon! vous ne pouvez gêner personne.
M. DE TRAYPI
Impossible, mon cher petit; je dois aller avec ton oncle de Rugès faire une visite à trois lieues d’ici.»
Jacques ne répondit pas et s’en alla en soupirant. C’est que Jacques aimait beaucoup son papa, qui était bon et bien complaisant pour lui. Pourtant il ne le gâtait pas. Quand Jacques avait eu des colères dans sa petite enfance, son papa le mettait dans un coin et le laissait crier, après lui avoir donné deux ou trois petites tapes. Quand Jacques avait été impoli avec un domestique ou maussade avec camarade, son papa l’obligeait à demander pardon. Quand Jacques avait été gourmand, il était privé toute la journée de sucreries, de gâteaux et de fruits. Quand Jacques avait désobéi, il était renvoyé dans sa chambre, et son papa ni sa maman ne l’embrassaient jusqu’à ce qu’il eût demandé pardon[93]. De cette manière, Jacques était devenu un charmant petit garçon: toujours gai, parce qu’il n’était jamais grondé ni puni; toujours aimable, parce qu’on l’avait habitué à penser au plaisir des autres et à sacrifier le sien. Il aimait son papa et il aurait voulu toujours être avec lui, mais M. de Traypi avait des occupations qui ne lui permettaient pas de toujours avoir Jacques près de lui; et Jacques, habitué à obéir, s’en alla cette fois encore sans humeur ni tristesse. Il rejoignit ses cousins, cousines et amies, et tous attendirent avec impatience le moment du départ.
Pourtant, avant de se mettre en route, les enfants demandèrent encore des nouvelles du pauvre Biribi; personne ne l’avait vu. Ils partirent, accompagnés du garde Nicaise, pour Val, petit hameau à un quart de lieue du château. Ils entrèrent chez une femme Relmot; mais ils n’y trouvèrent que le frère, qui était à moitié idiot, et qui répondait par un oui ou un non glapissant à toutes les questions qu’on lui adressait.
LÉON
Relmot, as-tu vu notre chien Biribi?
RELMOT
Oui.
LÉON
Quand cela? aujourd’hui?
RELMOT
Non.
LÉON
Où allait-il?»
Pas de réponse; Relmot rit d’un air bête.
LÉON
Quand l’as-tu vu?»
Pas de réponse; Relmot tourne ses pouces.
LÉON
Mais réponds donc! Sais-tu où il est?
RELMOT
Non.
NICAISE
Laissez ce pauvre garçon tranquille, Léon; allons chez les Bernard.
JEAN
Les Bernard! je n’aime pas ces gens-là.
LÉON
Pourquoi?
JEAN
Parce que je ne les crois pas honnêtes.
CAMILLE
Oh! Jean, tu dis cela sans aucune preuve.
JEAN
Hé, hé! Je les ai vus, il y a deux ans et il y a peu de jours encore, couper des têtes de sapin pour en faire des quenouilles[94].
MADELEINE
Ce n’est pas un grand mal, cela.
NICAISE
M. Jean a raison; ce n’est pas bien. D’abord le sapin n’est pas à eux, et puis ils savent bien que couper la tête d’un sapin, c’est perdre l’arbre, qui pousse crochu et qui n’est plus bon qu’à brûler.
JEAN
Et puis Nicaise ne l’a-t-il pas pris, l’année dernière et bien des fois, coupant de jeunes arbres dans les bois de ma tante, pour en faire des fourches[95] et des râteaux à faner[96]?
NICAISE
Et encore c’est qu’il allait les vendre sur la place, au marché de la ville.
MARGUERITE
Demandons toujours s’il n’a pas vu Biribi.
JACQUES
Certainement? puisque nous sommes sortis pour cela.»
Les enfants entrèrent chez Bernard, qui dînait avec sa femme et ses enfants.
«Bonjour, Bernard, dit Léon d’un air aimable; nous venons vous demander des nouvelles de Biribi, qui a disparu depuis ce matin.
BERNARD
Comment que je saurais où est votre chien, moi? Je m’en moque bien de votre chien, et de votre garde aussi!
NICAISE
Dis donc, Bernard, ne sois pas si malhonnête avec les jeunes messieurs et les petites demoiselles. On te parle poliment, n’est-ce pas? Pourquoi ne répondrais-tu pas de même?
BERNARD
Vas-tu finir ton discours, toi! Je n’aime pas qu’on me conseille; je fais ce que je veux, et cela ne regarde personne.
NICAISE
Te tairas-tu, mal embouché, insolent? Sans le respect que je dois aux jeunes maîtres, je t’aurais déjà fait rentrer les paroles dans la gorge.»
Bernard se lève et avance, le poing fermé, sur Nicaise, qui reste immobile et le regarde d’un air moqueur.
NICAISE
Touche seulement, et tu verras comme je te casserai les reins[97] de mon pied et de mon poing!
Bernard se retire en grognant; les enfants ont peur d’une bataille et se sauvent précipitamment, à l’exception de Jean, qui se pose près de Nicaise, un bâton à la main, et de Jacques, qui se met résolument de l’autre côté de Nicaise, les poings en avant, prêt à frapper.
LÉON
Jean, Jean, viens donc! Vas-tu pas te battre avec ce manant[98]?
JEAN
Je ne laisserai pas dans l’embarras le brave Nicaise.
– Merci bien, mes braves petits messieurs; mais je n’ai que faire de votre courage et de ma force contre ce batailleur, plus poltron encore que méchant. Il sait ce que pèse mon poing sur son dos; il en a goûté le jour où je l’ai pris volant du bois chez mes maîtres.... Bien le bonsoir, ajouta Nicaise d’un air monqueur en saluant Bernard et sa famille; bon appétit, pas de dérangement.»
Et il alla rejoindre les autres enfants, après avoir affectueusement serré la main à Jean et à Jacques.
NICAISE
C’est tout de même courageux, ce que vous avez fait, monsieur Jean et monsieur Jacques; car, enfin, vous ne pouviez pas deviner que ce Bernard était un poltron.
JEAN
C’est Jacques qui surtout a eu du courage, car, moi, je suis assez grand pour me défendre.
NICAISE
C’est égal, bien d’autres auraient fil» comme a fait votre frère, M. Léon, sauf le respect que je lui dois. Mais, chut! nous voici près d’eux.
MARGUERITE
Eh bien, il n’y a rien eu[99]? Mon bon petit Jacques n’a pas été blessé?
LÉON
Blessé? ah ouiche[100]! Est-ce que tu as cru qu’ils allaient se battre pour tout de bon?
MARGUERITE
Pourquoi donc t’es-tu sauvé, si tu ne craignais pas une bataille?
LÉON
D’abord, je ne me suis pas sauvé, je me suis retiré, pour protéger mes cousines, Sophie et toi.
MARGUERITE
Jolie escorte que tu nous faisais là: tu courais à vingt pas devant nous.
LÉON
J’allais en avant pour vous indiquer le chemin qu’il fallait prendre.
MARGUERITE, riant
Ha, ha, ha! Avoue donc tout simplement que tu avais peur et que tu te sauvais.
LÉON, d’un air indigné
Si tu étais un garçon de ma taille, tu verrais que tes plaisanteries ne me semblent pas du tout plaisantes.
MARGUERITE, riant
Je ne verrais rien du tout que ton dos et tes talons, parce que tu es prudent, que tu fuis la guerre et que[101] tu aimes la paix.»