Slim hocha lentement la tête. Il se représentait tout autant une image d’Emma que de Ted. Le romantique refoulé, enfermé dans une vie basée sur l’argent, avec une femme matérialiste, un simple trophée collé à son bras, se languissant du bon vieux temps, de la poésie, de la liberté et peut-être des plages et de ses vieilles amours.
« Ted parle-t-il souvent de l’ancien temps ? Je veux dire, d’avant votre mariage ?
— Il le faisait parfois, reconnut Emma en haussant les épaules. Mais, je n’ai jamais voulu entendre parler de vieilles amantes ou autre. Il parlait de son enfance de temps en temps. De moins en moins au fil des années. En bref, aucun mariage ne reste tel qu’il était, n’est-ce pas ? Les gens ne parlent plus comme avant. Ça n’a pas été le cas pour vous ?
— Moi ?
— Vous m’avez dit que vous avez été marié, n’est-ce pas ? »
Parfois, s’il se présentait comme une victime les gens s’ouvraient. Emma devait ressentir une certaine complicité avant qu’il puisse poser les questions suivantes, les questions difficiles.
« Neuf ans, dit-il. Nous nous sommes rencontrés lorsque j’étais en congé de convalescence après la première guerre du Golfe. J’étais à la caserne la plupart du temps pendant notre mariage. Charlotte m’a rejoint sur les deux premières bases, lorsque j’étais en poste en Allemagne. Mais elle n’a pas aimé l’Égypte. Ni le Yémen, plus tard. Elle préférait rester en Angleterre et “garder la maison”, comme elle le disait. »
Emma posa une main sur son genou. « En réalité, elle prenait le contrôle de vos finances et emmenait d’autres hommes dans votre lit ? »
Si le choix des mots lui avait appartenu, Slim, qui regardait évidemment beaucoup moins de feuilletons qu’Emma, l’aurait formulé différemment, mais elle n’avait pas tout à fait tort.
« Ça résume assez bien la situation, dit-il. Elle était assez heureuse. Et puis, après une petite blessure pendant une chasse aux pirates dans le golfe Persique, on m’a transféré aux renseignements militaires au Royaume-Uni. À partir de là, je pouvais rentrer à la maison le week-end. Il lui fallut un mois avant de partir en courant.
— Avec le boucher ?
— Est-ce que je vous ai déjà parlé de ça ? s’étonna Slim en souriant. Oui, avec le boucher. Monsieur Staples. Je n’avais jamais entendu son prénom. Je ne l’ai su que plus tard. Elle avait flirté avec un collègue qui devait déménager à Sheffield. J’ai fait le rapprochement et je me suis fait avoir.
— Pauvre de vous. » Emma lui tapota le genou, puis appliqua une légère pression sur sa cuisse. Slim essaya de l’ignorer.
« On n’y peut rien. L’armée ne me manque pas le moins du monde. La vie est tellement plus intéressante depuis que je suis un détective privé qui survit de salaire en salaire.
— Eh bien, je suis contente, dit Emma, sans relever la forte dose de sarcasme de Slim.
— Ça a empiré », continua Slim. Il assénait le coup fatal pour sceller pour toujours une amitié par compassion. « Elle a tiré quelques ficelles juridiques pendant que j’étais en service. Elle a demandé le divorce et j’ai découvert que la maison que je payais avait changé de propriétaire, seul son nom apparaissait sur les documents. Elle l’a revendiquée comme une propriété préexistante qu’elle possédait avant notre mariage. Elle avait demandé à quelqu’un de modifier quelques dates sur des documents juridiques et j’ai tout perdu. Oh, et elle était enceinte. Ce détail lui a valu une clémence supplémentaire. Alors qu’elle avait avorté notre premier enfant lorsque j’étais en service actif. Elle ne voulait pas que le bébé grandisse sans père.
— Le deuxième bébé était le vôtre ?
— Alors là non, ricana Slim. Je ne m’approchais plus d’elle depuis des années. Je suppose qu’il appartenait au boucher, comme le reste de ma vie à l’époque.
— Oh, c’est affreux. »
Emma caressait sa cuisse, mais Slim, ses mains toujours profondément enfoncées dans ses poches, l’ignora. Au lieu de cela, il haussa les épaules.
« Voilà, ça arrive, dit-il.
— Vous avez dû être déchiré. »
Slim ferma les yeux un moment. Il se souvint d’une paire de bottes plantée dans le sable. « J’ai vu pire. »
Emma resta silencieuse pendant un long moment. Elle fronça les sourcils. Elle avait les yeux rivés sur le chemin, sa main travaillant toujours le long de la cuisse de Slim comme si elle essayait de la réchauffer contre le froid.
« Puis-je vous poser une question personnelle ? demanda Slim.
— Personnelle ? À quel point ?
— Serait-ce la première aventure de Ted ? »
Emma retira sa main et parut décontenancée.
« Euh, eh bien, je le crois. En réalité, je ne suis pas sûre, mais il a toujours été un bon mari.
— Et vous ?
— Quoi ?
— Je suis désolé de vous poser cette question, Mme Douglas, mais avez-vous toujours été une bonne épouse ? »
Emma s’écarta de lui. L’espace vide entre eux sur le banc fixait Slim comme un enfant aux yeux écarquillés. Emma se leva et recula.
« Qu’est-ce que cela a à voir avec quoi que ce soit ? s’offensa-t-elle. Écoutez, monsieur Hardy, je pense qu’il est peut-être temps de résilier notre contrat. Vous ne m’avez rien apporté de valeur et maintenant vous me posez des questions de cette nature ? Je ne suis pas une femme solitaire que vous pouvez tout simplement…
— Ted a-t-il déjà manifesté un intérêt pour l’occultisme ? » intervint Slim.
Emma le regarda fixement, bouche bée, puis secoua la tête.
« Je n’aurais jamais dû vous embaucher, lança-t-elle sèchement. Je vais découvrir ce qui se passe par moi-même. »
Sans un autre mot, elle s’éloigna, laissant Slim assis seul sur le banc. Ses doigts caressaient la place chaude laissée par sa main sur sa cuisse.
11
À court d’idées, Slim se rendit à la bibliothèque pour consulter une anthologie de Shakespeare. Puis, une heure plus tard, il retourna vers le bureau de l’écrivain en herbe sous ses regards condescendants pour rendre le livre — qui l’avait tout autant éclairé qu’un roman russe — et il décida de plutôt louer le DVD.
Jeudi soir, après deux jours de frénésie télévisuelle, il avait regardé tous les films dont il avait entendu parler, et d’autres qui lui étaient inconnus. Même en voyant les drames se dérouler sous ses yeux, ils n’avaient guère de sens. Cependant, si pendant ses années de formation, Ted Douglas était absorbé par des personnages comme Hamlet et Macbeth, il était facile de voir d’où pouvait lui venir son intérêt pour le monde des sciences occultes.
Ivre de vin rouge bon marché, Slim s’endormit devant les scènes finales de Roméo et Juliette. Il se réveilla lorsque son téléphone sonna pour découvrir la mort des deux amants et regarder défiler le générique.
Il ne s’arracha pas assez vite de son fauteuil pour prendre l’appel, et son interlocuteur ne laissa aucun message. Il vérifia le numéro, et découvrit un numéro caché. Puis un rappel envahit l’espace. Très probablement, l’appel venait de Skype ou d’un opérateur numérique similaire.
Il se rassit dans son fauteuil pour réfléchir à la suite des évènements. Arthur représentait sa meilleure piste. Le chef de la police à la langue bien pendue avait plus à dire et il possédait tout le savoir-faire nécessaire pour fournir à Slim des détails de première main.
Mais où cette histoire le mènerait-elle ? Engagé pour enquêter sur l’éventuelle infidélité d’un riche banquier spécialisé dans l’investissement, il se trouvait en train de déterrer les détails d’une affaire classée depuis longtemps, mais aussi de plusieurs autres qui lui étaient liées.
Il n’était pas payé pour ça. Il ferait mieux de laisser tomber et d’oublier. Il avait un loyer à payer. Il ne pouvait pas se permettre un détour aussi coûteux.
Pourtant, la même obsession l’attirait que celle qui l’avait poussé à s’engager dans l’armée de nombreuses années auparavant. Son besoin d’aventure et d’exotisme était indéniable.