ELLE. Alors buvons à cette fête. Faisons de ce jour notre première fête et nommons cette fête séparation.
Ils boivent.
LUI. Je dois avouer que, quand vous le voulez, vous savez être très charmante.
ELLE. C’est ce que je veux toujours, mais ça ne réussit pas toujours.
LUI. Ça réussit, croyez-moi. (Il veut à nouveau l’étreindre.)
ELLE. (S’écartant calmement de ses étreintes.). Si vous ne savez pas où mettre vos mains, versez plutôt du vin. Mon verre est vide, ne le voyez-vous pas?
LUI. (Regagnant sa place et remplissant les flûtes.). À quoi buvons-nous, à présent?
ELLE. (Haussant les épaules.). À l’amour. Au succès. À la rencontre. (Avec un ton légèrement moqueur :) Ou bien, vous pouvez boire debout à la santé des belles femmes. N’êtes-vous pas un amateur follement expérimenté et connaisseur du sexe féminin?
LUI. Eh bien… Alors, je propose de passer au tutoiement.
ELLE. Pas la peine. Je n’aime pas le tutoiement entre deux personnes qui se connaissent très peu. Par exemple, un supérieur hiérarchique, allez savoir pourquoi, se croit autorisé à tutoyer ses subalternes. Très souvent ce n’est pas un signe d’intimité mais une manifestation de familiarité et de goujaterie. (Regardant l’homme :) Il ne faut pas chercher bien loin les exemples.
LUI. J’entends votre reproche. Mais maintenant ce « tu » sera tout autre, rien à voir avec celui d’avant. Pas méprisant, mais amical. Et il sera mutuel. Vous êtes d’accord?
ELLE. Attendons un peu. Le temps n’est pas encore venu pour cela. À propos, au sujet du «tu» méprisant. Je crois comprendre que vous n’avez pas aimé que je vienne m’asseoir à votre table et que, pour le dire simplement, je commence à vous allumer.
LUI. Eh bien, pour être honnête, ce n’était pas très beau.
ELLE. Comme vous l’avez dit auparavant, c’était immoral. Pour vous, seules les femmes d’une certaine catégorie peuvent se conduire ainsi.
LUI. En gros, oui.
ELLE. Mais si ça n’avait pas été moi mais vous qui étiez venu vous asseoir à ma table, vous étiez mis à me dire des compliments et à m’inviter à passer la nuit avec vous, ç’aurait été moral?
LUI. Eh bien… Oui, ç’aurait été moral.
ELLE. Pourquoi?
LUI. (Haussant les épaules.). Il faut bien que quelqu’un fasse preuve d’initiative, sinon le genre humain s’éteindrait.
ELLE. Fasse preuve d’initiative? Parfait. Mais pourquoi pas moi? Quand j’ai commencé à parler avec vous au restaurant, vous avez pris cela pour du dévergondage. Et si j’avais tenté aussi de vous étreindre, comme vous venez de le faire vous-même? Qu’auriez-vous pensé alors de moi?
LUI. À chaque jeu ses règles.
ELLE. Il en résulte que, dans ce jeu, il est juste permis aux femmes d’être la proie mais pas le chasseur. Je ne reconnais pas de telles règles.
LUI. Les femmes aussi chassent. Simplement, elles ont leurs propres procédés.
ELLE. Laissons ces plaisanteries. Je vois que toutes ces discussions sur l’égalité des sexes, les préjugés éculés, la liberté sexuelle et ainsi de suite ne valent pas un clou. Au fond, la morale reste inchangée : l’homme peut tout, la femme très peu. Elle doit rester assise, baisser timidement les yeux et attendre qu’on s’intéresse à elle. Et si je n’accepte pas cette morale, on me traite de je ne sais trop quoi. C’est bien ça?
LUI. Oui et non.
ELLE. Alors pourquoi, lorsqu’il est question de moralité, attend-on immanquablement d’une femme de la discrétion, de la pureté, de la pudeur et cætera? Pourquoi n’exige-t-on pas la même chose d’un homme? Pourquoi, pour le dire dans un style soutenu, y a-t-il des femmes déchues mais pas d’hommes déchus?
LUI. Selon vous, les normes de conduite des femmes ont été inventées par les méchants et affreux hommes? Mais elles ont leur origine dans la nature elle-même. C’est justement de ça qu’il était question, aujourd’hui, à notre conférence.
ELLE. Selon votre psychobiologie? C’est, je crois, comme ça que s’appelle votre spécialité? N’est-ce pas ennuyeux?
LUI. Que dites-vous là! (S’animant :) C’est extrêmement intéressant. Et savez-vous en quoi cela consiste? Le fait est que notre psychologie, nos représentations de l’interdit et du permis, du bien et du mal… (S’interrompant.) Excusez-moi, cela vous ennuie, sans doute.
ELLE. Pourquoi donc? Continuez.
LUI. Non, ce n’est intéressant que pour moi. Vous allez trouver ça trop spécial et abscons.
ELLE. Qu’y a-t-il là d’abscons? (Avec le ton d’un conférencier tout à fait sérieux mais des étincelles de joie dans les yeux :) Il me semble que vous vouliez dire que notre psychologie, nos représentations de l’interdit et du permis, du bien et du mal se forment dès le plus jeune âge sous l’influence de la famille, de l’école, des éducateurs, des enfants du même âge, des livres, des films, des coutumes et des traditions nationales, bref de notre milieu social. Au bout du compte, se forme une psychologie déterminée par la société ou, pour le dire autrement, une psychologie sociale.
L’homme l’écoute avec un étonnement grandissant.
ELLE. Mais l’être humain n’est pas seulement un être raisonnable, il est aussi un animal ayant une nature biologique. En lui se trouvent depuis sa naissance des instincts naturels, des désirs et des peurs. L’étouffement de la psychologie naturelle de l’homme par l’éducation et par la vie en société conduit à toutes sortes de complexes et même à des dysfonctionnements psychiques. Ces questions sont étudiées en détail dans les travaux capitaux de Fox, Kislevski et Zarembo.
LUI. (Explosant.). Qu’est-ce que ça veut dire, bon sang!
ELLE. (Sur le ton de l’innocence.). Quoi donc?
LUI. Mais c’est mon exposé! Presque mot pour mot!
ELLE. Non!? Qui l’aurait cru!
LUI. Cessez de faire l’imbécile! Qui êtes-vous, bon sang?
ELLE. Comment? Une fille de petite vertu.
LUI. Suffit! Vous y étiez aussi? Pourquoi ne vous ai-je pas vue? Vous êtes psychologue?
ELLE. Toutes les femmes sont psychologues.
LUI. Vous savez très bien que je parle de votre profession. Si vous n’êtes pas psychologue, vous êtes biologiste?
ELLE. Non.
LUI. Oh et puis, je n’y comprends rien. Qui êtes-vous? Que voulez-vous? D’où vous vient cette connaissance des langues? Et comment connaissez-vous mes travaux? Je suis sûr que vous m’espionnez, mais pourquoi?
ELLE. Je vous assure que je ne vous espionne pas. Je m’intéresse simplement à vous.
LUI. Non, il y a quelque chose qui n’est pas clair dans tout ça. Votre conduite est une énigme.
ELLE. Je vous ai déjà dit que toutes les énigmes semblent inexplicables tant qu’on ne découvre pas le mot. Alors elles se révèlent terriblement simples et n’apportent que désenchantement.
LUI. Une chose est claire pour moi depuis un moment déjà, c’est que vous n’êtes pas une fille de trottoir. Vous êtes trop instruite et intelligente.
ELLE. Même des femmes instruites sont contraintes de gagner leur vie.
LUI. Il me semble que votre voix m’est familière. Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés?
ELLE. Non. Je veux croire que si nous nous étions rencontrés, vous vous seriez souvenu de moi.
LUI. C’est juste.
ELLE. Cessez de vous casser la tête sur une énigme qui n’existe pas. Continuons plutôt notre controverse.
LUI. Mais d’abord, buvons.
ELLE. À notre rencontre? C’est déjà fait.
LUI. Non, nous avons bu à notre séparation. Votre toast n’était pas heureux, portons en un nouveau.
ELLE. D’accord.
Ils choquent les verres et boivent.
ELLE. Passez-moi votre assiette, je vais vous servir. (Elle lui sert un hors-d’œuvre.)
LUI. Merci.
ELLE. Et si on revenait à notre controverse? J’y tiens.
LUI. Pourquoi? Nous débattions? Sur quoi?
ELLE. Vous étiez sur le point de m’expliquer pourquoi vous pouvez choisir une femme qui vous plaît, tandis que moi je ne peux pas choisir un homme.
LUI. Ce n’est pas tout à fait ça. L’homme choisit, mais la femme est en droit d’accepter ou de refuser le choix de l’homme. C’est pourquoi, au bout du compte, c’est elle qui choisit.