ELLE. Ne vous diminuez pas. Dites-moi plutôt à quoi ressemblent et comment se conduisent les belles de nuit.
LUI. Je ne sais pas… Sans doute avec plus de sans-gêne.
ELLE. Sans doute, vouliez-vous dire avec « plus de rentre-dedans ». Disons, comme ça. (Elle s’assoit en croisant les jambes, met à nu une épaule, remonte très haut sa robe et allume une cigarette imaginaire.) C’est ressemblant?
LUI. (souriant involontairement). Il y a de ça.
ELLE. Ça vous plaît?
LUI. Oui et non. Ça repousse… mais ça attire aussi.
ELLE. Merci pour cet aveu sincère.
LUI. (lui versant à boire). Un peu de vodka?
ELLE. Pourquoi? Dans les films ces filles-là boivent toujours de la vodka? Je vais rarement au cinéma, mais je croyais que leur occupation principale était tout autre.
LUI. Vous n’êtes pas obligée de boire. Pour être honnête, je ne l’aime pas non plus moi-même.
ELLE. Eh bien, que pensez-vous des femmes qui font le plus vieux métier du monde?
LUI. (Il hausse les épaules.). Je ne sais pas. Elles existent, c’est donc qu’elles sont nécessaires à quelqu’un.
ELLE. Mais pas à vous.
LUI. Pas à moi.
ELLE. Qu’est-ce qu’elles vous ont fait pour vous irriter à ce point?
LUI. Elles se donnent à tous venants.
ELLE. Pourquoi ne pourraient-elles pas donner du plaisir à ceux qui en ont besoin? Je dirais même que c’est notre devoir de femme. (Avec une solennité moqueuse :) Platon déjà affirmait que nous devons vivre non seulement pour nous-mêmes, mais pour partie appartenir à la société, pour partie aux amis.
LUI. Mais vous vous êtes forgé un joli savoir.
ELLE. La vie est un bon forgeron, qui apprend à battre le verbe quand il le faut.
LUI. Tu as beau dire, se vendre est immoral.
ELLE. Dans une certaine mesure, nous vendons tous notre temps, nos services et notre travail. Selon vous, si une femme travaille à la chaîne, courbe l’échine sur un chantier ou bêche la terre, c’est plus moral? Car celles que vous attaquez ainsi ne sont pas des oisives, elles travaillent. En Amérique, on appelle de telles dames des sexual workers, des travailleuses du sexe et elles sont syndiquées. En Hollande, on les nomme plus poétiquement ‒ Froelischsmädchen ‒ « les filles de joie ». Chez nous, de quels noms ne les gratifie-t-on pas, sans parler encore du vocabulaire obscène.
LUI. Selon vous, elles ne méritent pas de tels sobriquets?
ELLE. Alors, que méritent les hommes qui bénéficient de leurs services?
LUI. Voyons, il y a une différence.
ELLE. Bien sûr, qu’il y a une différence. Les femmes publiques, elles font ça, au moins, pour gagner leur vie. Les hommes, par concupiscence et débauche.
LUI. J’espère que ce n’est pas moi que tu vises?
ELLE. Non, pas vous. Bien sûr, que non. Vous êtes irréprochable. (Elle se lève et prend son sac à main.) Je crois que je ne vais plus vous imposer ma présence. Je vous ai un peu chambré, c’est bon. Votre manuscrit se languit de vous. Portez-vous bien.
LUI. Attendez… Où allez-vous?
ELLE. J’en ai suffisamment entendu.
LUI. Je ne vous chasse pas, vous savez.
ELLE. Et qui a mis les points sur les i et mis les choses au clair?
LUI. Eh bien, j’ai été un peu brusque.
ELLE. Vrai, vous n’êtes pas fâché?
LUI. Non. Pour quelle raison? Je dois l’avouer, seul je me sentais assez cafardeux. Dehors, c’est l’automne, la nuit est exécrable, il fait froid, il vente…
ELLE. Allez vous coucher, alors.
LUI. Retrouver ma chambre? J’y mourrais d’ennui. De toute façon, je ne trouverai pas le sommeil.
ELLE. Vous souffrez d’insomnie?
LUI. (acquiesçant). En gros, oui. Insomnie chronique.
ELLE. Bon, alors je reste encore un peu.
LUI. On peut commander?
ELLE. Pas la peine, merci. Je ne voudrais pas vous ruiner.
LUI. Mon portefeuille résisterait à ce coup.
ELLE. Non, je vous remercie.
LUI. Alors, une tasse de café?
ELLE. Non.
LUI. (prenant la carafe). Peut-être quand même quelque chose d’un peu plus fort? (Et, vu qu’au lieu de lui répondre, elle se tait seulement en le regardant, il ajoute :) Au fond, qui êtes-vous?
ELLE. Vous voyez bien : une tombeuse d’hommes.
LUI. Je vois. Et plus concrètement?
ELLE. Je n’en dirai rien. Le secret rend une femme attirante. L’homme cherche tout de suite à la comprendre.
LUI. Tu crois?
ELLE. Je le sais. Autrement elle cesse d’intéresser, comme une grille de mots croisés remplie.
LUI. (Avec un sourire ironique.). Quels secrets peux-tu avoir?
ELLE. Pour parler vrai, aucun. Il va falloir que j’en invente pour être un peu plus intéressante. Comme chanté dans le romance de Tchaïkovski, « Je t’ai vue, mais un mystère voilait tes traits… » Est-ce qu’un mystère voile mes traits?
LUI. (Il la regarde attentivement.). Mystère ou pas mystère, je ne te connais absolument pas.
ELLE. C’est très bien. Nous ne nous connaissons pas, mais notre amour est devant nous.
LUI. Heu! Pour ce qui est de l’amour devant nous, j’ai des doutes.
ELLE. Ah oui, j’avais oublié : vous êtes marié. L’amour avec une autre, même pour une nuit, est pour vous inconcevable.
LUI. Pour toi, la fidélité dans le mariage n’a aucun sens?
ELLE. Si pour vous elle est si importante, alors je consens à un mariage de quelques heures.
LUI. De quelques heures?
ELLE. Et quoi? C’est plus agréable que pour une vie entière.
LUI. Il n’y a rien de sacré pour toi.
ELLE. (Méprisante.). Laissez tomber. D’ordinaire, c’est par des grands mots que l’on masque les petites mesquineries et les intentions louches. Et plus les actes sont vils, plus les mots sont subtils. Les hommes parlent avec inspiration de tes yeux envoûtants aux étoiles pareils, et dans le même temps se fourrent sous ta jupe. Tu deviens réaliste par la force des choses.
LUI. Vous pensez sincèrement que tous les hommes sont comme ça?
ELLE. Je serais ravie de penser autrement mais…
« Plaignons qui prévoit tout, la buse
Que les émois ne touchent pas,
Qui hait chaque mot, chaque pas,
Et qui craint que chacun l’abuse :
Le destin a glacé son cœur
Et muselle en lui toute ardeur. »1
Petite pause.
LUI. Vous connaissez même des poèmes? D’où vient cette érudition?
ELLE. Allons, allons, où voyez-vous l’érudition? Tout le monde à l’école a déclamé « Eugène Onéguine ». Toutes les fillettes romantiques connaissent ces beaux vers. (Changeant de ton et avec le sourire :) Pardonnez-moi pour cette minute de spleen. Voilà, c’est fini. Me revoilà prête à vous divertir telle une geisha japonaise.
LUI. Comment t’appelles-tu?
ELLE. C’est sans importance. De toute façon nous nous séparerons demain matin et nous ne nous reverrons jamais plus.
LUI. Je vois que tu considères cela comme une affaire réglée.
ELLE. Que nous allons nous séparer?
LUI. Non, que ce sera demain matin.
ELLE. Quand alors? Après-demain?
LUI. Non, ce soir. Nous nous lèverons de table et bonjour!
ELLE. Cet homme est un moins que rien qui invite une femme à un souper sans espérer partager son petit-déjeuner avec elle.
LUI. Mais je ne t’ai pas invitée à un souper Tu t’es toi-même invitée. Di…tes, vous faites vraiment ce métier?
ELLE. J’aime mon métier et il m’a fallu du temps pour l’apprendre. Je n’ai aucune honte. Et puis, qui je suis, c’est clair depuis longtemps pour vous et il n’y a rien à ajouter. Parlez plutôt de vous.
LUI. Il n’y a rien à dire.
ELLE. Pourquoi rien? Par exemple, vous avez déclaré avec fierté que vous étiez marié. Eh bien, parlez de votre femme.
LUI. À quoi bon?
ELLE. Je veux connaître vos goûts. La femme de la périphérie coute toujours avec intérêt ce qui est dit au sujet de la femme qui est au centre.
LUI. (Avec déplaisir.). Qu’est-ce qu’on peut dire? Une épouse est une épouse.
ELLE. « Une épouse est une épouse ». Du pur Tchékhov. « Les trois sœurs ». Elle est blonde? Brune?
LUI. Quelle importance?
ELLE. Aucune. Simple curiosité. Vous avez une photographie?
LUI. Non. Et si j’en avais eu une, je ne vous l’aurais pas montrée.
ELLE. Naturellement. Pour quoi faire l’étalage de la beauté d’une épouse pure devant une fille? Elle vous plaît?
LUI. Oui.
ELLE. Sous tous les rapports?