Zoe hocha la tête, puis se figea alors que la sensation du coton trempé dans quelque chose d’humide balayait sa paupière fermée. « J’ai l’eye-liner avec moi, dit-elle. Je suis désolée d’être venue comme ça. Je ne savais pas à qui d’autre demander de l’aide.
– Ne t’inquiète pas, » dit la Dr. Applewhite, d’une voix évasive de par sa concentration. « Je serai toujours là pour toi, Zoe. Tu le sais. Maintenant, passe-moi l’eye-liner. »
Zoe fouilla dans son sac pour le lui donner, puis referma les yeux avec obéissance. La main ferme et stable de la Dr. Applewhite effleura à nouveau chacune de ses paupières, une par une, en exerçant une légère pression qui fit apparaître une ligne bien appliquée.
« Voilà, » dit la Dr. Applewhite, semblant plutôt satisfaite d’elle-même. « Regarde. »
Zoe rouvrit les yeux qui clignèrent dans la lumière vive de la salle de bain tandis qu’ils se réajustaient. Elle se mit debout et se dirigea vers le miroir de la salle de bain, et reprit son souffle.
La Dr. Applewhite avait tracé des lignes fines et élégantes avec le maquillage noir, en suivant la courbe de sa paupière et en faisant ressortir une petite queue sur les bords. L’eye-liner faisait ressortir l’aspect ténébreux de ses yeux bruns qui contrastaient avec les taches de couleur plus claires de son iris. Zoe ne s’était jamais vue comme ça auparavant. Elle avait l’air exotique. Féminine.
« Satisfaite ? demanda la Dr. Applewhite. Je peux te faire autre chose si tu veux. »
Zoe hocha la tête, en se mordant la lèvre. « Satisfaite, dit-elle.
– Cela doit être une soirée spéciale, » dit la Dr. Applewhite, assise sur la lunette fermée des toilettes.
Zoe reprit sa position sur le côté de la baignoire, ainsi perchée comme une adolescente. « Je vais avoir un double rendez-vous avec John, Shelley et son mari, expliqua-t-elle. Je voulais faire un effort.
– Eh bien, tu es magnifique, » dit la Dr. Applewhite, en faisant un geste vers la robe d’un profond pourpre que Zoe avait choisie. « Je ne t’ai jamais vue porter quelque chose comme ça. »
Zoe baissa les yeux. Au début, elle s’était sentie mal à l’aise devant la façon dont la robe descendait bas sur son décolleté, la façon dont elle s’accrochait à ses hanches et la fente dans le tissu qui courait jusqu’au bas de sa cuisse. Elle avait été encore plus mal à l’aise dans les chaussures, bien que le talon ait à peine plus de deux centimètres de haut. C’était tout nouveau pour elle. « Je voulais lui montrer que je peux être… Elle chercha le mot. Féminine. »
La Dr. Applewhite se pencha et prit la main de Zoe dans la sienne. « Il le sait déjà. John est resté avec toi tout ce temps. Tu n’as pas à changer pour lui.
– Je sais. » Zoe hésita, essayant de résumer le sentiment. « C’est plutôt que… je le veux. »
La Dr. Applewhite sourit, un sourire profond et sincère qui semblait émaner de ses yeux, jusqu’à atteindre ses lèvres. « Les choses deviennent sérieuses avec lui. »
Ce n’était pas une question, mais Zoe se sentit obligée d’y répondre quand même. « Peut-être. Ce soir… » Zoe inspira profondément. C’était la chose qui la rendait vraiment nerveuse, qui l’avait poussée à faire plus d’efforts avec son apparence. « Ce soir, je veux lui parler. Vraiment parler. De notre avenir, et de la direction que prend notre relation. »
Les yeux de la Dr. Applewhite, ornés des rides d’une vie de sourires fréquents, scintillaient d’humidité. Tout le monde semblait être comme ça autour d’elle ces derniers temps. Zoe se demandait si la saison de la grippe n’avait pas débuté plus tôt. « Qu’espères-tu qu’il dise ? »
Zoe regarda ses ongles rongés. Elle avait essayé de mettre du vernis à ongles ce matin-là, mais sans grand succès. Elle avait finalement tout nettoyé et avait décidé de se concentrer sur son visage. « Je ne sais pas, admit-elle. Les choses se passent bien entre nous, mais tôt ou tard, elles doivent avancer ou s’arrêter. J’ai… »
La Dr. Applewhite intervint, complétant la phrase pour elle. « Peur ? »
Zoe inclina la tête. « Un peu.
– Et les chiffres ? » demanda la Dr. Applewhite, allant droit au but comme elle le faisait toujours. « Est-ce qu’il sait ?
– Non, » soupira Zoe. Le nombre de personnes qui connaissaient son secret, sa capacité à voir les chiffres dans tout, elle pouvait les compter sur les doigts d’une main. Shelley, la Dr. Monk, la Dr. Applewhite et son médecin. Ceux qui devaient savoir, et ceux qui s’en étaient rendu compte par eux-mêmes.
« Tu penses que tu devrais le lui dire ? » demanda doucement la Dr. Applewhite.
Zoe retourna ses mains, et examina les lignes sur ses paumes. Certaines personnes, elle le savait, croyaient que l’on pouvait y lire la bonne fortune dans la longueur et l’angle des lignes. C’était le genre de pensée qui aurait pu créer une dépendance chez elle, si elle avait cru à tout cela. « Peut-être, » dit-elle en suivant la ligne qu’elle savait être liée à l’amour. « Cela dépendra de la soirée. »
La Dr. Applewhite se leva brusquement et commença à s’agiter. Elle avait soustrait son visage à Zoe en s’affairant dans l’armoire de la salle de bain. « J’espère que ça se passera bien, » dit-elle, la voix étrangement tendue. « J’espère vraiment.
– Merci, dit Zoe. Je veux dire, pour tout. »
À sa grande surprise, la Dr. Applewhite se retourna alors et l’étreignit, une légère embrassade, et la serra autour de ses épaules. Lorsqu’elle la relâcha, la Dr. Applewhite se tapotait les yeux, dirigeant Zoe vers la porte en la poussant doucement. « Je ne sais pas pourquoi tu perds ton temps avec une vieille femme comme moi, dit-elle. Tu as un rendez-vous au sommet. Allez, vas-y. File t’amuser. »
Zoe se demandait intérieurement si, au final, cela allait être amusant. L’issue de sa conversation avec John était très importante, et c’était aussi l’occasion de faire une meilleure impression au mari de Shelley que la dernière fois qu’elle l’avait rencontré.
Alors qu’elle sortait dans la rue et se dirigeait vers sa voiture, Zoe sentit le poids de la pression s’installer sur ses épaules. Cette pression gagna les nerfs qui la transperçaient, au point de penser à rentrer directement chez elle.
Mais une fois assise au volant, elle redressa ses épaules une dernière fois et regarda droit devant elle. Elle allait y arriver, même si elle devait y passer.
L’enjeu était trop important pour se dégonfler maintenant.
CHAPITRE DEUX
Lorna se couvrit les yeux du soleil de fin août, tout en contemplant la vue depuis la crête. De l’autre côté de l’horizon se dressaient des éoliennes, blanches et planant sur des champs verdoyants, des affleurements d’arbustes, des creux et de l’eau reflétant un ciel bleu. Bientôt, toute la verdure allait virer à l’orange ou au marron, mais pour l’instant, elle était encore lumineuse et pleine de vie. Une palette de verts, de bleus et de blancs. Parfait pour une journée de randonnée.
Lorna se retourna et regarda le chemin qu’elle avait parcouru, les bâtiments de la ville derrière elle. Elle était encore suffisamment proche pour en reconnaître quelques-uns au loin : une église, un centre communautaire, la bibliothèque à côté d’une parcelle de terrain ouverte, qui était l’un des parcs. Sa maison. Elle avait vécu toute sa vie dans cette petite ville du Nebraska, mais avec les nombreux sentiers de randonnée qui la bordaient et toutes les commodités que l’on pouvait souhaiter, elle n’avait jamais pensé à aller ailleurs.
Elle détourna les yeux en direction du sentier qui se trouvait devant elle et se remit à marcher. Mentalement, elle dessinait sa route pour le reste de la journée : descendre cette crête et la suivante, passer la base de la première éolienne – toujours comiquement plus grande qu’elle ne l’avait prévu – et continuer. Elle s’arrêterait lorsqu’elle atteindrait l’un de ses endroits préférés, un lac qui, si l’on louchait, avait presque la forme d’un cœur. Elle s’y reposerait un moment, puis ferait demi-tour pour revenir en ville et à sa voiture avant de rentrer chez elle, juste à temps pour le dîner.