“Même si la véritable nature de cette réunion reste totalement secrète, notre source anonyme nous a confirmé qu’il n’y avait qu’une seule autre personne présente dans la pièce avec les deux chefs d’état : l’interprète. Même si son identité n’a pas été révélée, nous avons la confirmation qu’il s’agit d’une femme d’origine russe. À présent, le monde veut savoir : est-ce que les deux leaders ont vraiment discuté boissons et chiens ? Ou est-ce que cette interprète inconnue détient la réponse à une question que beaucoup d’américains ont sur le…”
La télévision s’éteignit soudain, l’écran devenant tout noir. Karina baissa immédiatement les yeux et vit que le barman avait attrapé la télécommande pour éteindre la télé.
Elle allait le traiter de trou du cul, mais elle se retint. Il ne servait à rien de lui chercher des noises. Elle était censée passer incognito. Aussi, elle se concentra sur ce qu’elle venait d’entendre. La Maison Blanche n’avait pas dévoilé son identité, du moins pas encore. Ils voulaient la retrouver et la faire taire avant qu’elle puisse dire à qui que ce soit ce qu’elle avait entendu, ce que les deux présidents tramaient, et ce que Kozlovsky avait demandé au leader américain.
Mais Karina avait un as dans sa manche… ou plutôt deux, en réalité. Elle caressa à nouveau les perles à ses oreilles d’un air absent. Deux ans auparavant, elle avait été traductrice pour un diplomate allemand qui l’avait accusée d’avoir mal interprété ses mots. Ce n’était pas vrai, mais ça avait failli lui causer de gros soucis. Aussi, avec l’aide de sa sœur et de ses contacts au FIS, Karina avait fait faire ces boucles d’oreilles. Chacune d’elle contenait un minuscule microphone unidirectionnel qui enregistraient en haut-parleur de chaque côté d’elle. Mises ensembles, les deux boucles d’oreilles combinées permettaient de capturer toutes les conversations que Karina interprétait. Bien sûr, c’était totalement illégal, mais également très pratique. Et depuis qu’elle avait commencé à les porter, elle n’avait jamais eu aucune raison de conserver les enregistrements qu’elle avait supprimés à chaque fois.
Jusqu’à maintenant. Chacun des mots ayant été échangés entre elle, Harris et Kozlovsky étaient contenus dans ces deux boucles d’oreilles. Les remettre entre de bonnes mains était tout ce qui comptait désormais.
Elle quitta son tabouret en silence et se dirigea vers l’arrière du bar, faisant semblant d’aller aux toilettes, mais elle continua le long d’un couloir miteux et poussa une porte de secours en métal qui donnait sur une allée à l’arrière.
Une fois dans la rue, Karina essaya d’avoir l’air aussi cool et normal que possible mais, au fond d’elle, elle était terrifiée. Elle était recherchée par les Services Secrets et, à n’en pas douter, par la police et peut-être même le FBI. En outre, quand Kozlovsky apprendrait qu’elle était toujours en vie, il enverrait ses hommes à ses trousses, si ce n’était pas déjà fait.
Pire encore, n’importe quel citoyen qui avait écouté les infos pourrait se poser des questions sur elle. Les américains n’étaient pas les plus ouverts d’esprit envers les étrangers. Heureusement, elle était capable de prendre un accent américain assez décemment potable. Du moins, elle l’espérait… Elle n’avait jamais eu besoin de s’en servir dans une situation grave. Jusqu’ici, elle s’en était toujours sortie en prétendant qu’elle était d’origine russe.
Il me faut un téléphone. Elle ne pouvait pas prendre le risque de téléphoner d’une cabine. Elle ne pouvait pas non plus voler un téléphone mobile, car la victime irait porter plainte et les Services secrets pourraient facilement traquer la localisation de l’appareil et trouver le dernier numéro composé, ce qui mettrait également Veronika en danger.
Réfléchis, Karina. Elle remonta ses lunettes de soleil sur son nez et regarda autour d’elle. Tiens-tiens. La réponse était juste en face d’elle, de l’autre côté de la rue. Elle regarda à droite et à gauche avant de traverser pour entrer dans la boutique de téléphonie mobile.
Le magasin était minuscule, sentait le désinfectant, et son éclairage était agressif à cause des nombreux néons fluorescents au plafond. Le jeune homme noir derrière le comptoir n’avait pas plus de vingt ans et il scrollait nonchalamment d’une main sur un téléphone en face de lui, le menton posé dans son autre main. Il n’y avait personne d’autre dans la boutique.
Karina resta plantée là un long moment avant qu’il ne lève les yeux vers elle, le regard vide.
“Ouais ?”
“Est-ce que vous avez des téléphones craqués ici ?” demanda-t-elle.
Il la détailla de la tête aux pieds. “Nous ne sommes pas autorisés à vendre ce service.”
Karina esquissa un sourire. “Ce n’est pas ce que je vous demande.” Elle espérait que son accent américain ne la trahirait pas. Il semblait dur à ses oreilles, teinté d’une pointe d’ukrainien. “Je ne suis pas flic, et je n’ai pas de téléphone. Je veux en utiliser un. Il faut que je passe un appel depuis un téléphone hors réseau via le Wi-Fi, de préférence par le biais d’une application tierce, quelque chose qui ne puisse pas être traqué.”
Le jeune la regarda en clignant des yeux. “Qu’est-ce que vous voulez dire par ‘il faut que je passe un appel’ ?”
Elle soupira légèrement, en essayant de garder son calme. “Je ne sais pas comment vous le dire plus clairement que ça.” Elle se pencha par-dessus le comptoir et baissa la voix comme pour lui dire un secret, même s’il n’y avait personne d’autre dans le magasin. “J’ai quelques soucis, ok ? Il me faudrait cinq minutes avec le type de téléphone que je viens de décrire. Je peux payer. Vous pouvez m’aider ou pas ?”
Il la regarda d’un air méfiant. “Quels types de soucis ? Genre, avec la police ?”
“Pire,” dit-elle. “Écoutez, si c’était le genre de trucs que je peux raconter à tout le monde, vous croyez que je serais là à vous demander ça ?”
Le jeune hocha lentement la tête. “Très bien. J’ai ce qu’il vous faut. Et vous pouvez l’utiliser. Cinq minutes… Cinquante dollars.”
Karina s’écria, “Cinquante dollars pour un appel de cinq minutes ?”
Le caissier haussa les épaules. “Vous pouvez toujours vous adresser ailleurs.”
“Ok, d’accord.” Elle sortit la liasse de billets volée au touriste, compta cinquante dollars, et les fit glisser vers lui sur le comptoir. “Voilà. Vous me passez le téléphone ?”
Le type fouilla sous le comptoir et en sortit un iPhone. Il avait quelques années, un coin de l’écran était fissuré, mais il fonctionnait très bien. “Celui-ci est hors réseau et il y a une application d’appel chinoise installée dessus,” lui dit-il. “Il redirige via un numéro aléatoire hors service.” Il le fit glisser vers elle. “Cinq minutes.”
“Super, merci. Vous avez une arrière-boutique ici ?” Voyant qu’il fronçait les sourcils, elle ajouta, “Il va de soi que mon appel est privé.”
Le jeune hésita, puis désigna la porte derrière lui. “Allez-y.”
“Merci.” Elle se dirigea vers la minuscule arrière-boutique aux murs lambrissés et avec une table en mélaminé en guise de bureau, recouverte de factures et d’autres documents. Elle ouvrit l’application d’appel sur le téléphone, composa le numéro qu’elle connaissait de tête et attendit qu’il soit rerouté. Cela prit plusieurs secondes et, pendant un moment, elle crut que ça n’allait pas marcher et que l’appel n’aboutirait pas, mais ça finit par sonner.
Quelqu’un décrocha, mais ne dit pas un mot.
“C’est moi,” dit-elle en ukrainien.
“Karina ?” La femme à l’autre bout du fil avait l’air étonné. “Pourquoi est-ce que tu appelles sur ce numéro ?”
“J’ai besoin d’aide, V.”
“Qu’est-ce qui se passe ?” demanda Veronika, inquiète.
Karina ne savait pas par où commencer. “Il y a eu une réunion,” dit-elle, “entre Kozlovsky et Harris…”