Luke était toujours sceptique. « Et tu ne veux rien en retour ? »
Don resta silencieux pendant un long moment. Il fit un geste en direction du bureau. Puis il sourit.
« Il y a bien quelque chose que je voudrais. Et ce n’est pas trop demander. » Il fit une pause et regarda autour de lui. « Ça ne me dérange pas d’être ici, Luke. Certains détenus perdent vraiment la tête – ceux qui sont peu instruits et qui n’ont pas de richesse intérieure. Mais ce n’est pas le cas pour moi. À tes yeux, je suis enfermé derrière des murs en béton. Mais pour moi, c’est presque comme si j’étais en congé sabbatique. Je n’ai pas arrêté de courir dans tous les sens pendant quarante ans, sans avoir l’occasion de faire une pause. Ces murs ne m’emprisonnent pas. J’ai vécu l’équivalent de la vie d’une dizaine de personnes et tous ces souvenirs sont toujours bien là. »
En disant ces mots, il se tapa le front du doigt.
« Je repense à tout ce que j’ai vécu, à toutes ces missions auxquelles j’ai participé. J’ai commencé à écrire mes mémoires. Je suis sûr que ça pourrait en fasciner plus d’un. »
Il fit une pause et il eut soudain un regard lointain. Il regardait le mur devant lui, en se rappelant un souvenir. « Tu te souviens la fois où on nous a envoyés au Congo pour éliminer le chef de guerre qui se faisait appeler Prince Joseph ? Celui qui avait tous ces enfants soldats ? L’armée du paradis. »
Luke hocha la tête. « Je me souviens. Les dirigeants de la Force Delta ne voulaient pas que tu y ailles. Ils pensaient… »
« Que j’étais trop vieux. C’est bien ça. Mais j’y suis quand même allé. Et on nous a largués là-bas de nuit, toi, moi, et qui d’autre ? Simpson… »
« Montgomery, » dit Luke. « Et deux autres types. »
Les yeux de Don commencèrent à s’animer. « C’est ça. Le pilote a merdé et il nous a largués dans le fleuve. On a atterri dans l’eau avec un sac de dix-huit kilos sur le dos. »
« Je n’aime pas y repenser, » dit Luke. « J’ai dû abattre ce rhinocéros. »
Don le regarda. « C’est vrai. J’avais complètement oublié qu’un rhino nous avait chargés. Je le vois encore sous le clair de lune. Mais on s’en est sorti. On était trempé mais on est parvenu à aller trancher la gorge de cet enfoiré de meurtrier – on a décapité toute son équipe en une seule frappe décisive. Et aucun enfant n’a été blessé. J’étais fier de mes hommes cette nuit-là. J’étais fier d’être Américain. »
Luke hocha à nouveau la tête. « C’était il y a longtemps. »
« Pour moi, c’était comme si c’était hier, » dit Don. « Je viens juste de commencer à écrire le récit de cette mission. Demain, j’y ajouterai l’épisode du rhino. »
Luke resta silencieux. C’était l’une de leurs nombreuses missions. Les mémoires de Don allaient être un très long bouquin.
« C’est à ça que je veux en venir, » dit Don. « Ce n’est pas si mal ici. La nourriture n’est pas trop mauvaise – enfin, pas aussi mauvaise que je l’aurais pensé. J’ai mes mémoires à écrire. J’ai ma propre vie intérieure. J’ai également mis en place une routine d’entraînement que je peux faire ici, dans ma cellule. Des squats, des pompes et même des mouvements de yoga et de tai chi. J’ai mis un enchaînement en place que je suis tous les jours pendant plusieurs heures. Il inclut également une partie de méditation. Je pense que ça plairait à de nombreux détenus. J’aimerais en faire une marque de fabrique. Je suis en bien meilleure forme que je l’étais avant, quand je n’étais pas en prison et que j’étais libre de faire ce que je voulais. »
« OK, Don, » dit Luke. « C’est la résidence rêvée où prendre sa retraite. Tant mieux pour toi. »
Don leva la main. « Je veux vivre, c’est ça que j’essaie de te dire. Ils vont me condamner à la peine de mort. Tu le sais et je le sais. Mais je ne veux pas mourir. Écoute, je suis réaliste. Je sais que je n’obtiendrai jamais la grâce présidentielle, surtout dans le contexte politique actuel. Mais si les renseignements que je vous ai donnés s’avèrent être utiles, je voudrais que la Présidente commue ma condamnation à une peine d’emprisonnement à vie, sans possibilité de libération sur parole. »
Luke se sentit frustré par leur rencontre. Don Morris était assis dans une cellule minuscule en pierre, à écrire ses mémoires et à croire qu’il pouvait développer une routine d’entraînement originale. C’était pathétique. À une époque, Don avait été une personne exceptionnelle aux yeux de Luke.
Luke commençait à bouillonner intérieurement. Il avait ses propres problèmes et sa propre vie, mais bien sûr, Don n’en avait rien à faire. Il en était arrivé à se considérer comme le nombril du monde.
« Pourquoi est-ce que tu as choisi de faire ça, Don ? » Il lui montra la cellule d’un geste de la main. « Je veux dire… » Il secoua la tête. « Regarde cet endroit. »
Don n’hésita pas une seconde avant de répondre. « Je l’ai fait pour sauver mon pays et je le referais sans hésiter. Thomas Hayes était le pire Président qu’on ait eu depuis Herbert Hoover. Je n’ai aucun doute à ce sujet. Il nous menait droit au mur. Il ne savait pas comment projeter la puissance américaine dans le monde et il n’avait de toute façon aucune envie de le faire. Il pensait que les choses se réglaient d’elles-mêmes. Il avait tort. Les choses ne se règlent PAS d’elles-mêmes dans ce monde. Des forces obscures sont déployées contre nous – et elles se déchaînent dès le moment où on ne les garde plus à l’œil. Dès qu’on baisse la garde, elles prennent toute la place. Je ne pouvais plus rester impassible en voyant ça. »
« Et qu’est-ce que ça t’a apporté ? » dit Luke. « La Vice-Présidente d’Hayes est maintenant à la tête du pays. »
Don hocha la tête. « C’est vrai. Et elle a une bien plus grosse paire de couilles que lui. Les gens peuvent parfois te surprendre. Je ne suis pas mécontent avec la présidence de Susan Hopkins. »
« Tant mieux, » dit Luke. « Je ne manquerai pas de le lui dire. Je suis sûr qu’elle sera ravie d’apprendre que Don Morris n’est pas mécontent de sa présidence. » Il se leva du tabouret. Il était prêt à prendre congé.
Don sauta du lit. Il posa à nouveau la main sur l’épaule de Luke. Pendant une fraction de seconde, Luke pensa que Don allait lui lâcher un truc émotionnel, quelque chose qui mettrait Luke mal à l’aise, comme par exemple, « Ne pars pas ! »
Mais Don ne dit rien de tel.
« Ne sous-estime pas ce que je viens de te raconter, » dit-il. « Si c’est vrai, alors on a de sérieux problèmes. Une seule arme nucléaire dans les mains de terroristes serait la pire chose qu’on pourrait imaginer. Ils n’hésiteront pas à l’utiliser. Un seul lancement réussi et c’est le début de l’engrenage. Qui sera la cible ? Israël ? Qui est-ce qu’ils vont frapper en représailles ? L’Iran ? Comment on fait pour mettre un frein à tout ça ? On demande un temps mort ? J’en doute. Et si on est touché par une frappe ? Ou les Russes ? Ou les deux ? Et si les frappes automatiques de représailles sont lancées ? Peur. Confusion. Plus aucune confiance. Des hommes dans des silos, prêts à appuyer sur le bouton. Il y a encore beaucoup d’armes nucléaires sur terre, Luke. Une fois qu’elles commenceront à être lancées, il n’y aura aucune bonne raison de les arrêter. »
CHAPITRE SIX
20 octobre
3h30
Georgetown, Washington DC
Un pickup noir le suivait.
Luke avait pris un vol tard le soir pour rentrer. Il était fatigué – épuisé – mais en même temps, il restait alerte et en éveil. Il ne savait pas quand il allait pouvoir dormir à nouveau.
Le taxi l’avait déposé devant une rangée de jolies maisons en grès. Les rues bordées d’arbres étaient calmes et désertes. Elles étincelaient sous les lumières des réverbères. Le taxi s’éloigna et il resta debout dans la rue, dans la fraîcheur de la nuit. Les arbres commençaient à perdre leurs feuilles – il y en avait un peu partout au sol. Il en vit quelques-unes tomber des branches.
Il était venu directement de l’aéroport jusqu’à l’appartement de Trudy. Les stores étaient baissés mais au moins une lumière était allumée. Personne n’était là – les lampes étaient visiblement réglées sur minuterie. Le rythme en était toujours le même et Trudy devait sûrement l’avoir mis en place avant de partir.