Quand Zoe leva de nouveaux ses yeux, elle n’eut aucune d’idée du temps passé. À un moment, Shelley avait dû s’assoir devant elle et balayait quelque chose sur l’écran de son portable.
« Ça n’a pas de sens, » annonça Zoe.
Shelley leva la tête, haussant un sourcil soigneusement dessiné. « Tu n’y arrives pas ? »
Les lèvres de Zoe se pincèrent avant de se résoudre à l’admettre. « Je n’y arrive pas encore, » dit-elle. « On manque peut-être d’indices. C’est tout ce qu’on a ? Il n’y avait rien d’écrit sur leur dos ou sur leurs bras, ou quelque part ailleurs ?
– Je n’en sais pas plus que toi, » dit Shelley. « Je me suis renseignée sur le prof. Rien ne ressort de son passé académique, ni de ce que j’ai pu voir de la vie personnelle qu’il s’était construite en ligne.
– Revérifie les photos, » suggéra Zoe tout en lui en passant un paquet et en prenant elle-même quelques-unes. Elle se pencha sur toutes les détails des clichés, ses yeux analysant les angles des os, le degré de torsion d’une jambe lors de la mort, la longueur des déchirures de leur chemise contre la résistance du tissu et de la couture. Elle ne trouva aucune connexion nulle part. Ni dans leur taille, ni dans leur poids, ni dans leur âge – et aucune indication que de l’encre avait été tailladée ailleurs sur leur peau.
Ce qui était inquiétant, bien sûr, fut le fait que plus on avait d’informations, plus les schémas mathématiques devenaient facilement prédictibles. Deux chiffres pouvaient sembler sans rapport, avec un nombre de possibilités entre eux, trop pour se décider sur une piste définitive. Trois nombres, et bien, cela pourrait en rendre un autre plus compréhensible, démarrer une formule. Mais cela nécessitait encore un meurtre.
Et elles n’en voulaient certainement pas d’autre.
« Je n’ai rien, » dit Shelley, secouant la tête.
« On échange, » suggéra Zoe en passant son paquet de photos à Shelley et prenant le sien à la place. « La seule chose de remarquable est l’angle de l’impact à la tête de la première victime. L’agresseur était un peu plus petit, peut-être un mètre soixante-quinze. »
Et puis, c’était pareil. Le même vide frustrant. Aucune trace d’encre sur les vêtements, aucune suite des chiffres en-dessous du tissu, rien à proximité. Les places de parking n’étaient pas numérotées et il n’y avait pas de numérotation non plus ni sur les murs, ni sur les piliers en béton qui soutenaient le plafond, ni sur l’herbe près de laquelle l’étudiant avait été retrouvé.
Rien.
Zoe renonça, secouant sa tête. « J’ai besoin de voir le corps du professeur, » dit-elle. « C’est la seule manière de trouver quelque chose d’autre en dehors de ce que nous avons déjà appris des photos.
– Parfait, » dit Shelley. C’était possible qu’elle fût sarcastique ; Zoe avait toujours du mal à faire la distinction. « Alors, allons jeter un coup d’œil de plus près sur un mec mort. »
CHAPITRE QUATRE
Zoe tapota ses doigts sur le volant, jetant un coup d’œil vers Shelley alors qu’elles se dirigeaient vers le coroner du coin. Il y avait quelque chose au sujet de cette affaire qui la dérangeait déjà et il fallait qu’elle exprime les doutes qui s’immisçaient dans sa tête avant qu’ils ne deviennent obsessionnels. « C’est drôle que Maitland ait su que je voudrais travailler sur une affaire liée aux maths. Je ne lui ai jamais raconté que j’aimais travailler avec des chiffres. »
Shelley s’éclaircit légèrement la gorge, évitant de croiser le regard de Zoe. « Eh bien, je nous ai proposées pour celle-ci. J’en ai juste entendu parler, et le chef a été d’accord que nous nous en occupions. »
Zoe digéra la nouvelle un instant. D’habitude, elle n’obtenait pas de son boss des choses seulement parce qu’elle les demandait. « Juste comme ça ? Tu n’as pas eu à le convaincre ? »
Shelley enroula autour de ses doigts le sautoir qu’elle portait, encore et encore, une flèche en or décorée d’un diamant qu’elle avait héritée de sa grand-mère. « Je lui ai dit que, comme tu étais très douée en mathématiques, on pourrait profiter d’un meilleur départ que personne d’autre. »
Zoe résista à l’envie de piler et maintint la voiture stable et fluide. Elle se concentra sur la route jusqu’à ce que le bouillonnement dans sa tête s’estompât, et elle parla distinctement et calmement. « Tu as dit que j’étais douée en math ?
– C’est tout ce que j’ai dit, je te jure. Je ne lui ai pas dit la vérité. Je ne lui ai pas parlé de, tu sais, ce que tu peux faire. »
Shelley sembla désolée, mais cela ne suffit pas pour faire disparaître le grondement dans les oreilles de Zoe. Douée en math. C’était proche de la vérité, trop proche pour se sentir à l’aise. C’était presqu’un aveu.
Elle s’était peut-être gravement trompée en faisant confiance à Shelley de ne pas divulguer son secret. Mais sa partenaire avait juré maintes fois qu’elle n’allait jamais le révéler à qui que ce soit sans l’accord de Zoe. Même si techniquement, elle ne l’avait encore jamais fait, c’était risqué. Trop risqué.
« Écoute, ce n’est pas grave, n’est-ce pas ? » demanda Shelley. Sa voix prit un ton plus élevé maintenant. « Je suis vraiment désolée si tu ne voulais pas que je dise cela, mais ce n’est qu’un petit détail de ce que sont les choses. Pas toute la situation. Et tu sais ? N’importe qui peut être doué en math. Ça ne te rend pas si différente que ça. »
Zoe grinça ses dents et resserra ses doigts autour du volant, tellement fort que le revêtement en caoutchouc émit un bruit sourd. « Ce n’était pas à toi de leur dire ça.
– J’ai juste – je n’ai pas pensé que c’était si grave d’en dire autant. » Shelley poussa un soupir, s’enfonçant sur l’appuie-tête du siège passager. « J’ai foiré, je comprends maintenant. Je suis désolée. Mais après avoir résolu notre grosse affaire dans le Kansas, ils se seraient rendu compte par eux même que tu es douée avec les chiffres. Je sais que je ne peux le dire à personne, et je ne vais pas le faire, mais je ne comprends pas pourquoi tu sens le besoin de le cacher. »
Zoe serra ses dents. Bien sûr que Shelley ne comprenait pas. Shelley n’était pas là. Elle ne dut pas prier toute la nuit à côté du lit sur le sol froid tandis que sa mère hurlait et prêchait sur le don du diable. Elle ne fut pas réprimandée à l’école à cause de son inattention, elle ne fut pas ridiculisée et ostracisée par les autres enfants à cause des choses troublantes qu’elle pouvait deviner sur eux, uniquement en les regardant.
Elle n’avait pas été là pour chaque relation ratée que Zoe avait endurée, incomprise encore et encore, ne se retrouvant avec rien d’autre que l’étiquette « folle » et le cœur à nouveau brisé.
« C’est mon secret de le dire, ou pas, si je le souhaite, » dit-elle catégoriquement une fois que son cœur bâtit suffisamment lentement pour qu’elle puisse prononcer les choses au lieu de les cracher, et Shelley eut l’intelligence de ne pas répondre.
Elles se garèrent devant le bureau du coroner et Zoe claqua la porte de la voiture derrière elle, se dirigeant d’un pas raide vers l’entrée. Puis elle s’arrêta. Cela ne servirait à rien de procéder à l’examen avec ce genre d’énergie pesant sur elle. Elle devait l’oublier, la ranger dans un coin de sa tête et y revenir plus tard. Pour l’instant elle devait être professionnelle.
Le coroner, une femme mince, de type asiatique, environ la quarantaine avec des yeux perçants et des cheveux coupés au carré lui arrivant à hauteur du menton, était imposante. Elle leur montra le corps du professeur et garda respectueusement ses distances tandis qu’elles procédèrent à l’examen.
Allongé nu sur le brancard métallique à roulettes, l’homme n’était rien de plus que de la viande blanche. En retirant le drap, il était difficile pour Zoe de faire le lien entre ce gros morceau de chair morte et l’homme qu’il avait été, et de maintenir ce lien connecté. Son humanité l’avait quitté. Elle pouvait encore la percevoir sur les bouts des doigts jaunis qui trahissaient une dépendance à la nicotine et sur la petite marque d’un centimètre au-dessus de son oreille gauche où il avait porté pendant des années des lunettes mal ajustées. Mais l’essence, l’être, tout ce qui avait rempli et animé autrefois ce corps avait disparu.