— Pour en revenir à la musique, vous n'envisagez pas de proposer de récitals plus traditionnels ? Si vous teniez à être réellement reconnues en tant qu'artistes, ne devriez-vous pas vous frotter contre ces artistes déjà reconnus ?
— Non, nos objectifs sont différents. Nous ne jouons pas que pour faire de la musique mais nous offrons avec nos tripes une musique puissante et émouvante et dans un but bien particulier. Notre public le sait. Les gens qui n'apprécient ni Chostakovitch ni Bloch sont libres d'écouter quelqu'un d'autre jouer Schubert. Par ailleurs, nous proposons les Soirées de Tango et elles sont très populaires. L'un de nos collègues, un Argentin, nous accompagne au bandonéon, une sorte de petit accordéon. Nous faisons souvent appel à des danseurs argentins pour ces soirées, tout n'est pas que ténèbre et miséricorde. Le public adore.
— Cela vous importe de récolter de bonnes critiques ?
— Honnêtement, pas du tout. Je préfère me fier au bouche à oreille. Je voudrais que nos représentations soient vues et ressenties par les émotions exprimées de façon si exquise par de grands compositeurs parfois tombés dans l'oubli. Nous offrons au public de la beauté, mais aussi de la colère, de la détresse ou du chagrin, cela touche leur sensibilité. Jusqu'à présent, nous nous en sortons plutôt bien. Le nombre de spectateurs augmente, ainsi que le montant des dons. Il se peut que notre message soit entendu.
— On dit que vous êtes une interprète intrépide et que vous aimez les compositions complexes et spectaculaires. Avez-vous songé à jouer de la musique plus apaisante, contemplative ?
— Oui, je le fais parfois, mais ce n'est pas ce que notre public vient chercher chez nous. Mon répertoire est un reflet de ma personnalité. Je suis active et je m'emporte vite mais je me soucie profondément des choses. »
Susan regarda Jake.
« Je suppose que c'est votre lot quotidien. »
Jake se leva, passa derrière Tess et lui posa les mains sur les épaules.
« C'est ce qui m'a attiré en Tess dès le début et je ne voudrais pas qu'elle change d'un poil. »
Un pieux mensonge. Vivre avec un perfectionniste compliqué, talentueux, implacable, obsessionnel et impétueux l'a souvent mis à l'épreuve. Mais d'un autre côté, Tess avait grand cœur pour ses proches et ferait tout pour les protéger. Elle était passionnée par la lutte contre la traite des êtres humains et avait même essayé de résoudre la crise des réfugiés en Europe. Jake était son indispensable point d'ancrage, le raisonnable compagnon dont elle avait besoin. Avec l'impulsivité de Tess, il avait fort à faire pour empêcher qu'elle et l'équipe ne se mettent en difficulté. Jake avait sa propre faiblesse : il était fou amoureux d'elle et était prêt à lui offrir tout son soutien même quand elle faisait sortir tout le monde de ses gonds, lui y compris.
Tess posa sa main sur celle de Jake.
« Susan, je pense que nous en avons fini. Bonne soirée. »
En chemin, Jake sentait que Tess était perturbée.
« Ne laisse pas cette journaliste t'atteindre, Tess. Sans critique, pas de succès.»
Tess sourit.
« C'est de quel philosophe ça ?
— Je l'ai lu dans un fortune cookie chinois. Non en fait, c'est de MalcolmX.»
Le matin suivant, Susan publia son article:
« Les Valkyries, des guerrières au cœur tendre. »
9. Le Piège
À New York, Jake, Tess et Aara entrèrent dans une salle de conférence décorée avec goût dans les bureaux d'un prestigieux cabinet d'avocats. L'avocat les invita à prendre place dans de confortables chaises en cuir autour d'une longue table. Fadime al-Saadi fit une entrée remarquée, vêtue de haute couture, arborant son habituelle allure splendide agrémentée d'un décolleté impressionnant. Elle jeta son foulard Hermès sur l'une des chaises, se glissa sur celle à coté de l'avocat et sourit.
« Comme tu as grandi, Aara. Tu es devenue une très jolie jeune fille. »
Fadime et Aara avaient en commun la même chevelure noire de jais, de grands yeux mystérieux, des lèvres généreuses et un teint crémeux. Leur ressemblance sautait aux yeux.
Tess lança vers son adversaire un regard meurtrier. Fadime mit un point d'honneur à l'ignorer, se fendit d'un large sourire et fit un signe de la tête à Paul Mitchell, l'avocat, qui entama la réunion.
« Bienvenue à tous. Cette réunion a pour but d'informer Mademoiselle Aara Vickers, née al-Saadi, que son défunt père, le général Amir Alkan al-Saadi, a pris des dispositions pour qu'Aara reçoive un héritage substantiel à ses dix-huit ans. L'héritage comprend un montant important d'argent de titres, ainsi que trois propriétés à Istanbul, à Villefranche en France et à Guildford au Royaume-Uni. Le général Amir a également pris des dispositions financières pour entretenir ces résidences, à condition qu'elles soient également à la disposition de Madame Fadime. »
Tess jeta un coup d'œil à Fadime, qui avait l'air moins qu'intéressée et qui semblait préférer l'inspection de ses mains manucurées au ton monocorde de l'avocat.
« Super, dit Tess. Occupons-nous de faire transférer l'argent sur le compte d'Aara et c'en sera fini.
— Je crains que la situation ne soit un peu plus compliquée que cela, dit l'avocat. Le testament comporte des conditions. »
Tess sentit la moutarde lui monter au nez.
« Cette affaire ayant à voir avec Amir, je me doute qu'il doit y avoir un piège là-dessous. Je vous en prie, poursuivez. »
Sous la table, Jake saisit la main de Tess dans une tentative de lui faire garder son sang-froid.
L'avocat reprit.
« Les conditions sont assez simples. L'héritage exige d'Aara qu'elle se marie à une famille musulmane influente. Le général souhaitait renforcer les liens avec une dynastie qui fut historiquement alliée à la sienne.
— Il est évident que ce testament a été rédigé quand Aara était sous la garde de Fadime, intervint Tess. Fadime a volontairement renoncé à la garde de cette enfant et nous a demandé de l'adopter, ce que nous avons fait. Depuis, Aara vit en Amérique et elle étudie aujourd'hui à la Julliard School of Music. Elle est citoyenne américaine et sous aucune circonstance ne se laissera-t-elle imposer les pratiques culturelles musulmanes, et encore moins épousera-t-elle quelqu'un qu'elle n'a jamais rencontré. »
Tess regarda Aara qui semblait contrariée. Elle lui prit la main pour la réconforter.
L'avocat poursuivit.
« Je crains que tout cela ne change rien à la condition première de l'héritage, qui est simple. Si Mademoiselle Aara veut bénéficier de l'héritage, elle doit épouser un Iranien du nom de Karin Nazari. Si, pour une raison quelconque, il ne convient pas, des suppléants seront proposés par Madame Fadime.
— Et qui diable est Karin Nazari ? » Tess avait pratiquement grimpé sur la table.
— Il est le fils de Daryush Nazari, l'un des hommes les plus riches d'Iran.
— Il n'y a aucune chance qu'Aara porte le hijab et se soumette à un homme qui lui dira quoi faire. Elle vit maintenant au XXIe siècle et non au Moyen Âge. »
Fadime observa une pause dans l'inspection de sa manucure.
« Tess, vous exagérez. Je suis musulmane et je suis un style de vie occidental tout à fait agréable.
— Mais pour préserver votre indépendance, vous ne vous êtes jamais mariée. Vous, mieux que quiconque ici, savez ce que cela veut dire. Je me fiche de combien d'argent il s'agit. Aara n'en a pas besoin et elle ne retournera certainement pas à une culture qui lui est désormais étrangère.»
L'avocat se pencha et ouvrit un porte-document en cuir.
« Vous n'avez sans doute pas idée de l'importance de l'héritage. Il s'élève à 500 millions de dollars, environ. »
Tess et Jake furent pris de court.
« Bien, il s'agit donc d'un demi-milliard de dollars, fit remarquer Jake. Que se passe-t-il si Aara refuse l'héritage ? Qui en hérite ?