– Tu préfèrerais être morte plutôt que j’utilise… ce que j’ai utilisé ? demanda Darius.
Une nouvelle fois, Loti mit un long moment avant de répondre, ce qui n’apaisait pas les regrets de Darius.
– Nous n’en parlerons à personne, dit-elle. Nous ne parlerons jamais de ce qui s’est passé aujourd’hui. Nous serions tous les deux rejetés.
Au détour d’un virage, leur village apparut. Ils s’engagèrent sur la route principale et des villageois les accueillirent par des cris de joie.
Bientôt, une foule se pressa pour les voir. Des centaines d’hommes et de femmes se précipitèrent pour enlacer Loti et Darius. La mère de Loti se trouvait parmi eux, ainsi que son père et deux de ses frères, des hommes grands, larges d’épaules, aux cheveux courts et à la mâchoire volontaire. Ils détaillèrent Darius du regard, comme pour le mesurer. Le troisième frère de Loti traînait derrière eux. Il était plus chétif et c’était un boiteux.
– Mon amour, s’écria la mère de Loti en embrassant sa fille.
Darius resta quelques pas derrière elle, incertain de ce qu’il devait faire.
– Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demanda sa mère. Je pensais que l’Empire t’avait emmenée. Comment as-tu réussi à t’enfuir ?
Un silence grave tomba sur l’assemblée et tous se tournèrent vers Darius. Celui-ci dansa d’un pied sur l’autre, mal à l’aise. Ç’aurait dû être un grand moment de joie et de fête. Ils auraient dû l’accueillir en héros, après ce qu’il avait fait. Après tout, lui seul avait eu le courage de sauver Loti.
Pourtant, il se sentait surtout mal à l’aise, et même honteux. Loti lui adressa un regard entendu, comme pour lui rappeler sa promesse.
– Il ne s’est rien passé, Mère, dit Loti. L’Empire a changé d’avis. Ils m’ont laissée repartir.
– Ils t’ont laissée repartir ? répéta-t-elle, bouche bée.
Loti hocha la tête.
– Ils m’ont abandonnée dans les bois, loin d’ici. Darius m’a retrouvée. Il m’a ramenée.
Les villageois se turent, en observant tantôt Darius, tantôt Loti, visiblement dubitatifs. Darius comprit qu’ils n’y croyaient pas.
– Et cette marque sur ton visage ? demanda son père en frottant son pouce sur sa joue pour l’examiner.
Une zébrure noire et violette barrait la joue de Loti.
Loti leva un regard mal assuré vers son père.
– J’ai… trébuché, dit-elle. Sur une racine. Mais, je vous l’ai déjà dit : je vais bien, insista-t-elle comme mettant au défi sa famille de la contredire.
Tous les yeux se tournèrent vers Darius. Bokbu, le chef du village, fit quelques pas vers lui.
– Darius, c’est la vérité ? demanda-t-il d’une voix grave. Tu l’as ramenée dans le calme ? Tu n’as pas croisé l’Empire ?
Le cœur battant, Darius soutint en silence les regards qui le fixaient. Il savait qu’il ne pouvait pas leur expliquer ce qui s’était réellement passé, ni leur raconter ce qu’il avait fait. Ils auraient eu trop peur des conséquences. De plus, il était impossible de leur expliquer comment il avait tué le maître d’œuvre sans évoquer la magie. Ils lui tourneraient le dos – tout comme Loti. Et il n’avait pas le cœur de les terroriser.
Darius n’avait pas envie de mentir, mais il n’avait pas le choix.
Il se contenta d’adresser un hochement de tête aux anciens, sans dire un mot. Ils interprèteraient ce geste comme bon leur semblerait.
Soulagés, les gens se tournèrent vers Loti. Enfin, un de ses frères s’approcha et la prit dans ses bras.
– Elle est vivante ! s’écria-t-il pour briser le silence tendu. C’est tout ce qui compte !
Des acclamations se firent entendre et Loti se jeta dans les bras de sa famille.
Darius reçut lui aussi quelques tapes dans le dos en guise de récompense, pendant que Loti retournait au village avec sa famille. Il la regarda s’éloigner, dans l’espoir qu’elle lui jette un coup d’œil par-dessus son épaule, juste une fois.
Son cœur se flétrit dans sa poitrine quand il la vit disparaître parmi la foule, sans un regard en arrière.
CHAPITRE NEUF
Volusia se dressait avec fierté dans son char doré, lui-même installé au milieu de son vaisseau doré dont la coque reflétait les rayons du soleil. Les canaux de Volusia l’emportaient lentement à travers la foule. Les bras en croix, elle profitait des signes d’adoration de son peuple. Des milliers d’entre eux se pressaient dans les ruelles et les allées pour crier son nom de tous côtés.
Alors qu’elle dérivait, Volusia pouvait presque toucher ces gens qui criaient son nom, qui pleuraient et hurlaient en jetant vers elle des morceaux de parchemin multicolores, qui retombaient en pluie sur sa tête. C’était le plus grand signe de respect que son peuple aurait pu lui offrir. C’était leur manière de souhaiter un bon retour à leur héroïne.
– Longue vie à Volusia ! Longue vie à Volusia ! tonnait la foule.
Leur chant se répercutait sur les murs, à travers les allées pavées d’or, alors que les canaux emportaient Volusia toujours plus loin, au cœur de sa ville magnifique.
Volusia renversa la tête pour profiter du moment, le cœur rempli de joie d’avoir tué Romulus, d’avoir massacré le Chef Suprême de l’Empire, d’avoir assassiné ses soldats. Son peuple ne formait plus qu’un avec elle. Sa propre témérité les avait rendus plus téméraires. Elle ne s’était jamais sentie aussi puissante – pas depuis le jour où elle avait tué sa mère.
Volusia leva les yeux vers sa magnifique cité, encadrée par ses deux immenses colonnes, que les rayons du soleil faisaient apparaître tantôt dorées, tantôt vertes. Les anciens bâtiments élevés au temps de ses ancêtres se dressaient toujours, des centaines d’années plus tard. Les rues immaculées bruissaient, noires de monde, gardées à chaque coin par plusieurs soldats. Les canaux découpaient le paysage en formant des angles parfaits. Sur les petits ponts, des chevaux piaffaient, harnachés à des chars dorés. Des hommes et des femmes vêtus de leurs plus beaux atours regardaient Volusia passer. C’était comme si toute la ville avait décidé de prendre un jour chômé pour venir la saluer. Elle était devenu bien plus qu’une simple souveraine – elle était devenue une déesse.
Il était de bon augure que ce jour coïncide avec la célébration d’un festival, le Jour des Lumières, le jour qui les voyait rendre hommage aux sept dieux du soleil. Volusia, en tant que chef de la cité, initiait les festivités. Alors qu’elle naviguait à travers la ville, deux immenses torches dorées brûlaient derrière elle, chaudes et lumineuses, prêtes à incendier la Grande Fontaine.
Son peuple la suivait. Certains couraient le long des canaux, à la poursuite de son bateau. Elle savait qu’ils l’accompagneraient jusqu’au bout du chemin, jusqu’à ce qu’elle atteigne le dernier des six cercles de la ville, où elle descendrait et allumerait les fontaines pour inaugurer le jour des festivités et des sacrifices. C’était un jour glorieux pour la cité et pour son peuple – un jour pour prier les quatorze dieux qui, selon la tradition, encerclaient la ville et gardaient les quatorze portes contre les envahisseurs. Son peuple les priait tous. Aujourd’hui, plus que tout autre jour, les remerciements étaient de mise.
Cette année, elle leur avait réservé une surprise. Elle ajouterait un quinzième dieu au panthéon, pour la première fois depuis des siècles, depuis l’érection de la cité. Ce dieu, c’était elle-même. Volusia avait fait ériger une gigantesque statue d’elle-même, en or, au milieu des sept cercles. Ce jour lui serait consacré. Ce serait le jour de sa fête. Quand elle découvrirait la statue, quand son peuple la verrait pour la première fois, ils comprendraient que Volusia était bien plus que sa mère, bien plus qu’une souveraine, bien plus qu’humaine. Elle était une déesse. Elle méritait leurs adorations. Ils la prieraient à genoux et s’inclineraient sur son passage – ils le feraient, ou bien seraient pendus.