C'était un bon argument. Delos était tombée pour de nombreuses raisons : la simple taille de la flotte de Felldust, les gens qui n'étaient pas restés se battre, le manque de stabilité dû à la prise de pouvoir par Stephania. Peut-être les choses seraient-elles différentes à Haylon.
“Haylon n'a pas de flotte”, souligna Thanos. “J'ai persuadé presque tous ses navires de se porter au secours de Delos.”
Il se sentit coupable à cette idée. S'il n'avait pas convaincu Akila de les aider, beaucoup de bonnes personnes n'auraient pas péri et Haylon aurait les moyens de se défendre. Son ami ne serait pas allongé blessé sur le pont de leur bateau, attendant leur aide.
“Nous … avons choisi de venir”, réussit à dire Akila de là où il était allongé.
“Eh bien, s'ils n'ont pas de flotte, cela fait une raison de plus d'essayer de les aider”, dit Ceres. “Réfléchissez bien, vous tous ! C'est le seul endroit amical des environs. Haylon a repoussé l'Empire quand ce dernier était assez fort pour que Felldust n'ose pas les attaquer. Cette île a besoin de notre aide et Akila aussi. On va à Haylon.”
Thanos ne trouvait rien à redire à ce raisonnement. Plus que ça, il voyait que les autres l'approuvaient peu à peu. Ceres avait toujours su faire ça. C'était son nom, pas celui de Thanos, qui avait convaincu le Peuple des Os. C'était elle qui avait su persuader les hommes de Lord West et la rébellion. Elle l'impressionnait encore plus à chaque fois qu'elle le faisait.
C'était suffisant pour que Thanos accepte de la suivre partout où elle voulait aller, à Haylon ou plus loin. Il pouvait remettre à plus tard sa tentative de se renseigner sur ses origines. C'était Ceres qui comptait, Ceres et faire face aux dommages que causerait Felldust si ses troupes s'étendaient au-delà de Delos. Il l'avait entendu dire sur les quais de Port Leyward : cette attaque ne serait pas un raid rapide.
“Si nous voulons aller à Haylon, il y a un problème”, souligna Sartes. “Pour y arriver, il faudrait que nous traversions la flotte de Felldust. C'est bien de cette direction qu'elle venait, n'est-ce pas ? Et je ne pense pas que tous leurs navires se trouvent dans le port de Delos.”
“C'est exact”, convint Thanos en repensant à ce qu'il avait vu à Felldust. Il y avait eu des flottilles entières de navires qui n'étaient pas encore parties pour l'Empire; les navires des autres Pierres avaient attendu de voir ce qui se allait se passer ou avaient été en train de réunir des victuailles pour pouvoir se joindre au processus de pillage.
Ils poseraient une véritable menace si leur petit bateau essayait de se rendre à Haylon par l'itinéraire direct. Seule le hasard déciderait s'ils rencontreraient des ennemis sur leur route et Thanos n'était pas sûr que Ceres puisse une fois de plus les rendre invisibles.
“Il faudra qu'on contourne la flotte”, dit-il. “Nous longerons la côte jusqu'à nous retrouver assez loin de toutes les routes qu'ils sont susceptibles de prendre, puis nous arriverons à Haylon par son côté éloigné.”
Il vit que les autres ne se réjouissaient pas à cette idée et devina que ce n'était pas seulement parce que ça allait durer plus longtemps. Il savait ce que cela signifiait de prendre cette route.
Ce fut Jeva qui le dit.
“Si on prend cette route, cela nous fera passer par le Passage des Monstres”, dit-elle. “Nous ferions peut-être mieux de tenter notre chance avec Felldust.”
Thanos secoua la tête. “S'ils nous voient, ils nous pourchasseront. Au moins, comme ça, nous aurons une chance de ne pas nous faire repérer.”
“Nous aurons aussi une chance de nous faire dévorer”, souligna la femme du Peuple des Os.
Thanos haussa les épaules. Il ne voyait aucune meilleure possibilité. Ils n'avaient ni le temps d'aller ailleurs ni de meilleur itinéraire à suivre. Ils pouvaient prendre ce risque ou attendre ici qu'Akila meure, et Thanos ne voulait pas abandonner son ami comme ça.
Ceres semblait être de la même opinion.
“Ce sera le Passage des Monstres. Hissons la voile !”
CHAPITRE CINQ
Ulren, la Deuxième Pierre, approcha de la tour à cinq faces avec la calme détermination d'un homme qui avait préparé tout ce qui allait se passer par la suite. Autour de lui, la poussière de la ville dansait en décrivant comme d'habitude ses sempiternels tourbillons, qui lui donnaient envie de tousser ou de se couvrir la bouche. Ulren ne fit ni l'un ni l'autre. C'était le moment d'avoir l'air fort.
Il y avait des gardes aux portes, comme toujours. Officiellement, ils étaient payés par les cinq Pierres mais, en vérité, c'étaient les hommes d'Irrien. Pour cette raison, ils croisèrent leurs piques comme pour le défier, lui, comme ils le faisaient toujours pour rappeler un peu leur infériorité à toutes les Pierres sauf la Première.
“Qui va là ?” cria l'un d'eux.
Ulren sourit en entendant cette question. “La nouvelle Première Pierre de Felldust.”
Il eut le temps de voir le choc dans leur regard avant que ses hommes n'émergent de la poussière et lèvent leurs arbalètes. Il n'avait ni la simple force musculaire d'Irrien ni les espions rusés de Vexa ni la richesse de Kas ni les amis nobles de Borion, mais il avait assez de chaque et, maintenant, finalement, il avait l'audace de s'en servir.
Il apprécia de voir les carreaux d'arbalète remplir la poitrine de plumes à ces gardes qui l'avaient fait attendre si souvent. C'était mesquin, mais c'était le moment de se laisser aller à la mesquinerie. C'était le moment où il allait pouvoir faire tout ce qu'il avait jamais voulu faire.
Il ouvrit la porte avec sa clé et pénétra à l'intérieur, dans la lumière de la tour. Quelle était donc cette ville où l'air de l'intérieur de la tour, enfumé par les lampes, était de meilleure qualité que l'air extérieur ? Cependant, aujourd'hui, même cela lui semblait délicieux.
“Ne traînez pas”, dit-il aux hommes et aux femmes qui suivirent. “Frappez vite.”
Ils se répandirent dans la tour, l'éclat de leurs armes terni par l'obscurité que laissaient les lampes. Quand des gardes arrivèrent d'un des couloirs, ils bondirent silencieusement en avant et frappèrent. Ulren ne s'arrêta pas pour regarder le sang et les morts. A ce moment, rien de tout cela ne comptait pour lui.
Il commença à monter par l'escalier en apparence infini qui menait à la salle d'en haut. Il l'avait fait si souvent et, à chaque fois, il s'était attendu à y être une créature inférieure, la deuxième ou la troisième ou moins encore dans une ville où seule comptait la place de la Première des Cinq Pierres.
Du point de vue d'Ulren, c'était ce que cette ville avait de cruellement drôle. Tout le monde se battait pour arriver au sommet, cinq hommes qui œuvraient de concert, mais tout le monde savait que la Première Pierre était le plus fort. Cela faisait tellement longtemps qu'Ulren complotait pour être la Première Pierre qu'il ne pouvait se souvenir d'une époque où il avait voulu être autre chose.
Il avait été prudent, même si la première place aurait toujours dû lui revenir. Il avait consolidé son pouvoir, commençant par les terres de sa famille mais en les agrandissant, s'occupant de ses ressources comme un jardinier aurait pu s'occuper d'une plante. Il avait été très patient, extrêmement patient. Il avait tellement comploté qu'il était sur le point de prendre son siège à la Première Pierre.
Alors, Irrien était arrivé et Ulren avait dû se montrer patient une fois de plus.
Alors qu'Ulren montait l'escalier, les tueries continuaient autour de lui. Les domestiques qui portaient les couleurs de la Première Pierre périrent, fauchés par ses hommes, sans hésitation ni remords. Felldust était une terre où même un esclave à l'apparence innocente pouvait avoir un poignard en main parce qu'il espérait monter dans la hiérarchie.