Quand tout le monde se fut installé, le roi se leva et l'assemblée fit silence. Son oncle portait une toge mi-longue mais, alors que celle des autres était blanche, rouge ou bleue, la sienne était violette, couleur réservée au roi. Autour de son crâne qui s'éclaircissait, il portait une couronne de fleurs dorée et il avait quand même les joues et les yeux qui s’affaissaient en dépit de son sourire.
“Les masses deviennent ingérables”, dit-il de sa voix grave et lente. Il scruta lentement tous les visages avec l'autorité d'un roi. “Il est largement temps de leur rappeler qui est roi et de promulguer des règles plus sévères. A compter d'aujourd'hui, je double la dîme sur toute propriété et toute nourriture.”
Un murmure de surprise se fit entendre, suivi par des hochements de tête approbateurs.
“Excellente décision, votre grâce”, dit l'un de ses conseillers.
Thanos n'en croyait pas ses oreilles. Doubler les taxes du peuple ? Ayant fréquenté des roturiers, il savait que les taxes en vigueur dépassaient déjà ce que la plupart des roturiers pouvaient se permettre de payer. Il avait vu des mères pleurer la perte de leurs enfants morts de faim. Rien que la veille, il avait offert de la nourriture à une fille sans domicile de quatre ans qui n'avait que la peau sur les os.
Thanos se força à détourner le regard pour ne pas avoir à s'élever contre cette aberration.
“Et finalement”, dit le roi, “dorénavant, pour contrebalancer la révolution souterraine qui gronde, le premier-né de chaque famille deviendra serviteur dans l'armée du roi.”
L'un après l'autre, tous les membres de la petite foule félicitèrent le roi pour la sagesse de sa décision.
Cela dit, Thanos sentit finalement le roi se tourner vers lui.
“Thanos”, finit par dire le roi, “tu es resté muet. Parle !”
Le silence se fit dans le belvédère. Tous les regards s'étaient tournés vers Thanos, qui se leva. Il savait qu'il fallait qu'il prenne la parole pour la fille émaciée, pour les mères en deuil, pour les sans voix dont la vie ne semblait pas compter. Il fallait qu'il les représente parce que, s'il ne le faisait pas, personne ne le ferait.
“Des règles plus sévères n'écraseront pas la rébellion”, dit-il, le cœur battant dans la poitrine. “Elles ne feront que l'enhardir. Susciter la peur parmi les citoyens et leur refuser la liberté aura pour seul effet de les forcer à se lever contre nous et à rejoindre la révolution.”
Quelques gens riaient pendant que d'autres discutaient. Stephania lui prit la main et essaya de le faire taire, mais il retira brusquement sa main.
“Un grand roi a recours à l'amour, pas seulement à la peur, pour gouverner ses subordonnés”, dit Thanos.
Le roi regarda la reine d'un air embarrassé. Il se leva puis s'avança vers Thanos.
“Thanos, tu es un jeune homme qui n'a pas peur de prendre la parole”, dit-il en lui plaçant une main sur l'épaule. “Cependant, ton frère cadet n'a-t-il pas été assassiné de sang froid par ces mêmes personnes, celles qui se gouvernaient elles-mêmes, comme tu le dis ?”
Thanos était furieux. Comment son oncle osait-il évoquer la mort de son frère avec autant de désinvolture ? Pendant des années, Thanos s'était endormi dans le chagrin en pleurant la perte de son frère.
“Ceux qui ont assassiné mon frère n'avaient pas assez à manger pour eux-mêmes”, dit Thanos. “Un homme désespéré recourt à des mesures désespérées.”
“Contestes-tu la sagesse du roi ?” demanda la reine.
Thanos avait peine à croire que personne d'autre ne s'élevait contre les décisions du roi. Ne comprenaient-ils pas à quel point elles étaient injustes ? Ne se rendaient-ils pas compte que ces nouvelles lois allaient attiser la rébellion ?
“Vous ne pourrez jamais, pas la moindre seconde, faire croire au peuple que votre but n'est pas de les faire souffrir et de profiter de leur sort”, dit Thanos.
On entendit une exclamation de désapprobation venir du groupe.
“Tes paroles sont dures, mon neveu”, dit le roi en le regardant dans les yeux. “J'en viendrais presque à croire que tu comptes rejoindre la rébellion.”
“A moins qu'il n'en fasse déjà partie ?” dit la reine en levant les sourcils.
“C'est faux !” aboya Thanos.
Dans le belvédère, l'atmosphère s'alourdit et Thanos se rendit compte que, s'il ne faisait pas attention, il pourrait être accusé de trahison, crime punissable par la peine de mort sans procès.
Stephania se leva et prit la main de Thanos dans la sienne mais, énervé par le moment qu'elle avait choisi pour le faire, il retira brutalement sa main.
Visiblement déçue, Stephania baissa le regard.
“Peut-être verras-tu un jour les points faibles de tes croyances”, dit le roi à Thanos. “Pour l'instant, notre décision reste valide et nous allons l'appliquer immédiatement.”
“Bien”, dit la reine avec un sourire soudain. “Maintenant, passons au second problème du jour. Thanos, comme tu es un jeune homme de dix-neuf ans, nous, tes souverains impériaux, t'avons choisi une épouse. Nous avons décidé que tu allais épouser Stephania.”
Thanos jeta un coup d’œil à Stephania, dont les yeux étaient baignés de larmes et dont le visage exprimait l'inquiétude. Il se sentit accablé. Comment pouvaient-ils exiger ça de sa part ?
“Je ne peux pas l'épouser”, murmura Thanos en sentant son estomac se nouer.
Des murmures traversèrent la foule et la reine se leva si rapidement que sa chaise tomba en arrière en craquant.
“Thanos !” hurla-t-elle, les mains serrées le long des flancs. “Comment oses-tu défier le roi ? Tu épouseras Stephania que tu le veuilles ou non.”
D'un air triste, Thanos regarda Stephania, dont les joues étaient baignées de larmes.
“Tu te crois trop bon pour moi ?” demanda-t-elle, la lèvre inférieure tremblante.
Il fit un pas vers Stephania pour la réconforter autant que possible mais, avant qu'il ait pu l'atteindre, elle s'enfuit du belvédère en se couvrant le visage des deux mains, en pleurs.
Le roi se leva, visiblement irrité.
“Rejette-la, mon fils”, dit-il d'une voix soudain froide et dure qui gronda dans tout le belvédère, “et tu finiras au cachot.”
CHAPITRE CINQ
Ceres fonça dans les rues de la cité sans savoir où elle allait jusqu'au moment où elle sentit qu'elle ne tenait plus sur ses jambes et que ses poumons la brûlaient tellement qu'ils risquaient d'éclater, et quand elle se sentit absolument sûre que l'esclavagiste avait perdu sa trace.
Finalement, elle s'effondra par terre dans une ruelle, au milieu des ordures et des rats, les bras entourés autour des jambes, ses joues brûlantes inondées de larmes. Comme son père était parti et comme sa mère voulait la vendre, elle n'avait personne vers qui se tourner. Si elle restait dans les rues et dormait dans les ruelles, elle finirait par mourir de faim ou de froid quand viendrait l'hiver. Ce serait peut-être la meilleure solution.
Pendant des heures, elle resta assise à pleurer, les yeux bouffis, l'esprit embrouillé par le désespoir. Où aller, maintenant ? Comment gagner de l'argent pour survivre ?
Vers la fin de la journée, elle décida finalement de rentrer à la maison, de s'introduire dans la cabane, prendre les quelques épées qui s'y trouvaient encore et les vendre au palais. De toute façon, ils l'y attendaient aujourd'hui. De cette façon, elle aurait de l'argent pour au moins quelques jours et ça lui laisserait le temps de trouver un meilleur plan.
Elle récupérerait aussi l'épée que son père lui avait donnée et qu'elle avait cachée sous le plancher de la cabane. Cela dit, elle ne la vendrait pas, c'était hors de question. Elle ne renoncerait pas au cadeau de son père avant d'être à l'article de la mort.
Elle rentra chez elle en trottinant et en prenant soin de ne pas croiser de visages familiers ou le chariot de l'esclavagiste sur sa route. Quand elle atteignit la dernière colline, elle se glissa derrière la rangée de maisons et dans le champ, puis traversa la terre desséchée sur la pointe des pieds en cherchant sa mère du regard.