Le Dr Lemmon avait utilisé son influence considérable pour que Jessie obtienne la permission de visiter l’hôpital d’état de Norwalk et puisse ainsi interviewer le tueur en série Bolton Crutchfield dans le cadre de son travail universitaire. De plus, Jessie soupçonnait que le docteur avait aussi joué un grand rôle pour faire accepter Jessie au Programme de l'Académie Nationale du FBI, programme très prisé qui, en général, ne prenait que des enquêteurs locaux expérimentés, pas des étudiants diplômés depuis peu et quasiment dépourvus d’expérience pratique.
“Effectivement”, dit le Dr Lemmon, “mais nous pourrons en reparler une autre fois. Aimeriez-vous parler de ce que vous avez ressenti à l’idée d’avoir été manipulée par votre mari ?”
“Je ne dirais pas que j’ai été complètement manipulée. Après tout, à cause de moi, il est en prison et trois personnes, dont moi, ont échappé à la mort. C’est quand même pas mal, non ? Après tout, j’ai tout de même fini par comprendre. Je ne crois pas que les policiers y seraient arrivés.”
“Bien vu. D’après votre ironie, j’imagine que vous préféreriez passer à autre chose. Et si nous parlions de votre père ?”
“Vraiment ?” demanda Jessie, incrédule. “Faut-il qu’on continue avec lui ? On ne pourrait pas plutôt parler de mes problèmes de logement ?”
“D’après ce que j’ai compris, les deux sont liés. Après tout, les cauchemars qui vous poussent à vous réveiller en criant ne sont-ils pas la raison pour laquelle votre colocataire n’arrive pas à dormir ?”
“Vous êtes injuste, docteur.”
“Je ne fais que travailler à partir de ce que vous me dites, Jessie. Si vous ne vouliez pas que je sois au courant, vous n’en auriez jamais parlé. Puis-je supposer que ces rêves sont liés à l’assassinat de votre mère par votre père ?”
“Ouais”, répondit Jessie sur un ton jovial à l’excès. “Même si le Bourreau des Ozarks s’est fait discret, il tient encore une victime dans ses griffes.”
“Est-ce que les cauchemars sont devenus pires depuis notre dernière rencontre ?” demanda le Dr Lemmon.
“Je ne dirais pas pires”, corrigea Jessie. “Dans l’ensemble, ils sont restés au même niveau affreux et terrifiant.”
“Cependant, ils ont vraiment été plus fréquents et plus intenses depuis que vous avez reçu le message, n’est-ce pas ?”
“Je suppose que nous parlons du message que Bolton Crutchfield m’a fait passer pour me révéler qu’il avait été en contact avec mon père, qui aimerait beaucoup me retrouver.”
“C’est bien le message dont nous parlons.”
“Dans ce cas, oui, c’est vers cette période que mes cauchemars ont empiré”, répondit Jessie.
“Oublions vos rêves pour le moment”, dit le Dr Lemmon. “Je veux répéter ce que je vous ai déjà dit.”
“Oui, docteur. Je n’ai pas oublié. Dans votre capacité en tant que conseillère auprès de la Section de Non-Réhabilitation des Hôpitaux du Département d’État, vous avez conseillé à l’équipe de sécurité de l’hôpital d’interdire à Bolton Crutchfield tout accès aux personnels extérieurs non-autorisés. Il ne peut pas communiquer ma nouvelle identité à mon père.”
“Combien de fois l’ai-je dit ?” demanda le Dr Lemmon. “Vous avez dû avoir du mal à vous en souvenir.”
“Disons qu’il a fallu que je l’entende plusieurs fois. De plus, je suis devenue amie avec Kat Gentry, la directrice de la sécurité de la DNR, et, dans l’ensemble, elle m’a dit la même chose : ils ont modifié leurs procédures pour s’assurer que Crutchfield n’ait aucune communication avec le monde extérieur.”
“Et pourtant, vous n’avez pas l’air convaincue”, remarqua le Dr Lemmon.
“L’êtes-vous ?” répliqua Jessie. “Si votre père était un tueur en série que le monde connaissait sous le nom de Bourreau des Ozarks et si vous l’aviez personnellement vu éviscérer ses victimes sans jamais se faire capturer, vous sentiriez-vous rassurée par quelques platitudes ?”
“J’admets que je serais probablement un peu sceptique mais je ne suis pas sûre qu’il soit productif de trop penser à une chose qu’on ne peut pas contrôler.”
“Je voulais en parler avec vous, Dr Lemmon”, dit Jessie, abandonnant son ton sarcastique maintenant qu’elle avait une requête authentique à soumettre. “Sommes-nous sûrs que je ne contrôle plus la situation ? On dirait que Bolton Crutchfield sait assez bien ce que mon père a fait pendant ces dernières années. Or, Bolton … apprécie ma compagnie. Je me suis dit que je devrais lui rendre une autre visite pour bavarder avec lui. Qui sait ce qu’il pourrait m’apprendre ?”
Le Dr Lemmon inspira profondément et réfléchit à cette proposition.
“Je ne suis pas sûre que jouer au plus fin avec un tueur en série notoire soit la meilleure façon d’assurer votre bien-être émotionnel, Jessie.”
“Savez-vous ce qui serait très bon pour mon bien-être émotionnel, docteur ?” dit Jessie, sentant monter son agacement malgré tous ses efforts. “Ne pas craindre de voir mon père fou me sauter dessus au coin d’une rue pour m’asséner des coups de poignard.”
“Jessie, si rien que parler de ça vous énerve, que se passera-t-il quand Crutchfield commencera à vous manipuler ?”
“C’est différent. Avec vous, je n’ai pas besoin de me censurer. Avec lui, je suis une autre personne. Je suis une professionnelle”, dit Jessie en s’assurant maintenant de parler sur un ton plus modéré. “J’en ai assez d’être une victime et cette confrontation serait une chose tangible dans le cadre de laquelle je pourrais changer la dynamique. Pourriez-vous au moins y penser ? Je sais que votre recommandation est quasiment un sésame dans cette ville.”
Pendant quelques secondes, le Dr Lemmon la regarda fixement de derrière ses épaisses lunettes, la fouillant des yeux.
“Je vais voir ce que je peux faire”, finit-elle par dire. “À propos de sésames, avez-vous formellement accepté l’invitation à l’Académie Nationale du FBI ?”
“Pas encore. Je réfléchis encore.”
“Je pense que vous pourriez y apprendre des tas de choses, Jessie, et, quand vous chercherez du travail, cela fera bien sur votre CV. Si vous ratez cette occasion, je crains que ce ne soit une forme d’auto-sabotage.”
“Non”, lui assura Jessie. “Je sais que c’est une excellente opportunité mais je ne suis pas sûre que ce soit pour moi le moment idéal de traverser le pays pour aller vivre ailleurs pendant presque trois mois. Pour l’instant, tout mon monde est instable.”
Elle essayait de ne pas laisser entendre sa nervosité mais l’entendait s’installer discrètement dans sa voix. Visiblement, le Dr Lemmon l’avait remarquée elle aussi car elle changea de rythme.
“OK. Maintenant que nous avons obtenu une idée générale de votre situation, j’aimerais approfondir quelques sujets. Si je me souviens bien, votre père adoptif est venu récemment par ici pour vous aider à régler vos problèmes. Je veux savoir comment ça s’est passé mais, d’abord, dites-moi comment vous vous remettez sur le plan physique. Je comprends que vous venez d’avoir votre dernière séance de kinésithérapie. Comment s’est-elle passée ?”
Pendant les quarante-cinq minutes qui suivirent, Jessie eut l’impression d’être un arbre dont on enlevait l’écorce. Quand ce fut terminé, elle fut heureuse de partir, même si c’était pour aller reconfirmer si elle pourrait avoir des enfants dans l’avenir. Elle venait de passer presque une heure à se faire inspecter l’âme par le Dr Lemmon et elle s’imaginait que se faire inspecter le corps allait être très facile. Elle se trompait.
*
Ce ne fut pas tellement l’inspection qui la dérouta mais ce qui se passa ensuite. Le rendez-vous en lui-même fut sans histoire. Le docteur de Jessie confirma qu’elle n’avait pas subi de dégâts permanents et lui assura qu’elle devrait être capable de concevoir dans l’avenir. Il lui donna aussi le feu vert pour reprendre les activités sexuelles, chose à laquelle Jessie n’avait franchement pas repensé depuis que Kyle l’avait attaquée. Le docteur avait dit que, sauf événement imprévu, elle devrait revenir pour le suivi dans six mois.