“Pourquoi est-ce que j'entends un ‘mais’ dans ce que tu dis ?”
“Non, c'est juste que, quand j'ai été seule avec elles, ces femmes n'ont pas arrêté de parler d'enfants, d'école et de famille. Elles n'ont mentionné ni leur travail ni les événements actuels. Ça m'a juste semblé très provincial.”
“Peut-être voulaient-elles juste éviter les sujets à controverse pendant qu'ils mangeaient avec une nouvelle ?” suggéra Kyle.
“Le travail, c'est un sujet à controverse, de nos jours ?”
“Je ne sais pas, Jessie. Es-tu sûre que tu ne surinterprètes pas un rassemblement innocent ?”
“Je ne suggère pas que ce sont les Femmes de Stepford, rien de la sorte”, insista-t-elle, “mais, en dehors de Mel, elles étaient constamment narcissiques. Je ne suis pas sûre qu'elles pensent au monde qui existe au-delà de leurs fenêtres. Je dis juste que, au bout d'un moment, l'ambiance a commencé à me paraître un peu … étouffante.”
Kyle se redressa dans le lit.
“Cette expression me paraît familière”, dit-il d'une voix préoccupée. “Ne m'en veux pas mais, la dernière fois que tu as parlé de sensation d'étouffement, c'était quand —”
“Je me souviens de la dernière fois”, coupa-t-elle, agacée. “Ce n'est pas la même chose.”
“OK”, répondit-il délicatement, “mais tu me comprendras sans doute si je te demande si tu es à l'aise avec tes médicaments ces temps-ci. Est-ce que le dosage fait encore effet ? Est-ce que tu penses que tu devrais peut-être prendre rendez-vous chez le Dr Lemmon ?”
“Je vais bien, Kyle”, dit-elle en sortant du lit. “Il ne s'agit pas que de ça. Ne puis-je pas exprimer quelques réserves sans que tu en tires des conclusions hâtives ?”
“Bien sûr”, dit-il. “Je suis désolé. Reviens au lit, s'il te plaît.”
“Je veux dire, soyons sérieux. Tu n'étais pas là. Pendant que tu te détendais avec les garçons, j'avais un sourire artificiel au visage pendant que ces femmes critiquaient les serveuses de café. Ce n'est pas un problème médical. C'est un problème de type ‘ces filles sont affreuses’.”
“Je suis désolé, Jess”, répéta-t-il. “Je n'aurais pas dû supposer que c'étaient les médicaments.”
Jessie le regarda, déchirée entre son désir de le pardonner et celui de le punir un peu plus. Elle décida de ne faire ni l'un ni l'autre.
“Je reviens dans quelques minutes”, dit-elle. “Il faut juste que je décompresse. Au cas où tu dormirais quand je reviendrai, je te dis bonne nuit maintenant.”
“OK”, dit-il à contrecœur. “Bonne nuit. Je t'aime.”
“Bonne nuit”, dit-elle en lui donnant un baiser en dépit de son manque d'enthousiasme présent. “Je t'aime, moi aussi.”
Elle quitta la chambre et erra dans la maison en attendant que son agacement se dissipe pendant qu'elle allait de pièce en pièce. Elle essaya de ne plus penser au dédain de Kyle mais il revenait sans cesse et l'énervait malgré tous ses efforts.
Elle s'était juste assez calmée pour repartir se coucher quand elle entendit le même craquement distant que la nuit dernière, sauf que, cette nuit, il n'était pas aussi distant. Elle suivit le son jusqu'à ce qu'elle trouve ce qu'elle pensait en être la source : le grenier.
Dans le vestibule de l'étage, elle s'arrêta juste sous la porte d'accès du grenier. Après un moment d'hésitation, elle saisit la ficelle qui ouvrait la porte et tira fortement dessus. Le craquement lui parut vraiment plus prononcé.
Elle monta à l'échelle aussi discrètement qu'elle le put en essayant de ne pas penser aux conséquences funestes qu'avait toujours cette sorte de décision dans les films d'horreur. Quand elle arriva en haut de l'échelle, elle sortit son téléphone et se servit de la fonctionnalité lampe torche pour fouiller le grenier. Cependant, mis à part quelques vieilles boîtes en carton vides, il n'y avait rien et le craquement s'était arrêté.
Jessie redescendit prudemment, rangea l'échelle et, trop énervée pour dormir, recommença à errer comme une âme en peine. Finalement, elle se retrouva dans la chambre qu'ils avaient prévu d'utiliser pour le bébé quand ils en auraient un, si cela arrivait.
Elle était vide pour l'instant mais Jessie avait déjà imaginé où elle mettrait le berceau. Elle l'imagina contre l'autre mur, avec un mobile qui pendait au-dessus. Elle posa le dos contre le mur et glissa jusqu'au sol pour se retrouver finalement assise avec les genoux devant le visage. Elle passa les bras autour d'eux et serra fort en essayant de se rassurer, de croire que la vie dans ce nouvel endroit étrange serait meilleure que ce qu'elle avait connu jusque là.
Est-ce que j'interprète tout de travers ?
Elle ne put s'empêcher de se demander s'il fallait changer le dosage de ses médicaments. Elle ne savait pas si elle était trop dure avec Kyle ou si elle jugeait les femmes du Club Deseo trop sévèrement. Le fait que Kyle s'adapte si facilement à cet endroit et pas elle reflétait-il les capacités d'adaptation de son mari, la fragilité de son épouse ou les deux à la fois ? Il avait déjà l'air de se sentir chez lui comme s'il vivait déjà ici depuis des années. Elle se demanda si elle atteindrait un jour une telle sérénité.
Elle se dit que c'était peut-être qu'elle était nerveuse parce que son dernier semestre de cours commençait le lendemain et qu'elle allait devoir se remettre à étudier les violeurs, les pédophiles et les assassins. De plus, elle ne savait pas si ce craquement qu'elle entendait tout le temps était réel ou imaginaire. Ces temps-ci, elle n'était pas sûre de grand-chose et ça l'effrayait.
CHAPITRE QUATRE
Jessie était à bout de souffle et son cœur avait des palpitations. Elle allait arriver en retard en cours. C'était la première fois qu'elle allait sur le campus de l'Université de Californie à Irvine et elle avait eu beaucoup de mal à trouver sa salle de cours. Après avoir parcouru les dernières centaines de mètres sur le campus dans la chaleur étouffante du milieu de la matinée, elle entra en bousculant la porte. Elle avait le front couvert de sueur et sentait que son haut était légèrement humide.
Le Professeur Warren Hosta, un homme grand, mince d'une cinquantaine d'années avec de petits yeux soupçonneux et une touffe de cheveux gris-noirs qui trônait, tristement solitaire, au sommet de son crâne, avait visiblement été en plein milieu d'une phrase quand elle entra brusquement à 10 h 04 du matin. Elle avait entendu des rumeurs sur son impatience et son comportement en général discourtois et il ne la déçut pas. Il s'arrêta et attendit qu'elle se trouve une chaise sans la quitter des yeux.
“Puis-je reprendre ?” demanda-t-il sur un ton sarcastique.
Bon début, Jessie. C'est un très bon moyen de faire bonne impression.
“Désolé, monsieur”, dit-elle. “Je ne connais pas encore le campus. Je me suis perdue.”
“J'espère que vous êtes meilleure en déduction qu'en orientation”, répondit-il avec mépris avant de reprendre son cours. “Comme je le disais, pour la plupart d'entre vous, ce sera le dernier cours que vous suivrez avant d'obtenir votre maîtrise de psychologie judiciaire. Ce ne sera pas facile.”
Jessie ouvrit la fermeture Éclair de son sac à dos aussi silencieusement que possible pour en sortir un stylo et un cahier mais le son de la tirette de la fermeture Éclair qui défilait contre toutes les dents sembla résonner dans la salle. Le professeur jeta un coup d’œil à Jessie du coin l’œil mais n'arrêta pas de parler.
“Je vais bientôt faire passer le programme”, dit-il. “Cela dit, en général, il contient ce qu'on attend que vous appreniez. En plus du travail standard en cours et des examens associés, ceux d'entre vous qui en ont encore une à passer rendront et soutiendront leur thèse. En plus, tout le monde aura un stage, thèse complétée ou pas. Certains d'entre vous seront assignés à un établissement pénitentiaire, soit le California Institute for Men à Chino soit le California Institute for Women à Corona, qui accueillent tous les deux des délinquants violents. Les autres se rendront à l'unité à hauts risques de DSH-Metropolitan, qui est un hôpital public à Norwalk. On y traite les patients que l'on désigne habituellement comme étant ‘fous criminels’, bien que des problèmes liés à la communauté les empêchent d'accepter les patients qui ont des antécédents de meurtre, de crimes sexuels ou d'évasion.”