« Je vous remercie encore d'avoir accepté de me rencontrer, » dit Mackenzie. « Surtout dans un délai aussi court. »
« Ce n'est vraiment pas un problème, » dit-elle. « Entre nous, j'espère qu'on arrivera à rassembler assez d'éléments pour que le shérif Tate suggère au comté de faire enfin démolir ce fichu pont. »
Haggerty versa une tasse de café à Mackenzie et les deux femmes s'assirent à la petite table qui se trouvait dans un charmant coin petit-déjeuner, juste à côté de la cuisine. À côté de la table, une fenêtre s'ouvrait sur les ormes et les chênes qui se dressaient dans le jardin arrière.
« J'imagine que vous avez été informée des événements d'hier après-midi ? » demanda Mackenzie.
« Oui, » dit Haggerty. « Kenny Skinner. Vingt-deux ans, c'est bien ça ? »
Mackenzie hocha la tête, tout en buvant une gorgée de son café. « Et Malory Thomas, il y a quelques jours. Maintenant... pouvez-vous me dire pourquoi vous insistez autant auprès du shérif concernant ce pont ? »
« Eh bien, Kingsville n'a pas grand-chose à offrir. Et bien que les gens vivant dans une petite ville ne veuillent pas l'admettre, un coin perdu comme ici n'a jamais rien eu à offrir aux adolescents et aux jeunes adultes. Et quand ce genre de choses arrivent, des points de repère morbides comme le Miller Moon Bridge deviennent emblématiques. En consultant les archives de la ville, les habitants mettaient déjà fin à leurs jours depuis ce pont dès 1956, quand il était encore en service. À notre époque, les jeunes gens sont exposés à tellement de négativité et de problèmes de confiance en eux qu'une construction aussi emblématique que ce pont peut prendre beaucoup plus d'importance. Les jeunes qui cherchent à sortir d'une manière ou d'une autre de cette ville en arrivent à des extrêmes et il ne s'agit plus seulement de sortir d'ici... mais d'en finir avec la vie en général. »
« Alors vous pensez que ce pont offre aux jeunes gens suicidaires un moyen facile de mettre fin à leurs jours ? »
« Pas vraiment un moyen facile en soi, » dit Haggerty. « C'est plutôt comme un point de repère pour eux. Et ceux qui ont sauté de ce pont avant eux n'ont fait que leur montrer la voie. Ce pont n'est même plus vraiment un pont. C'est une plate-forme à suicides. »
« Hier soir, le shérif Tate m'a également dit que vous aviez du mal à croire que tous ces suicides puissent vraiment n'être que des suicides. Est-ce que vous pourriez m'en dire plus à ce sujet ? »
« Oui, bien sûr... et on peut commencer en prenant Kenny Skinner comme exemple. Kenny était un type populaire. Entre nous, je ne pense pas qu'il allait faire quoi que ce soit d'extraordinaire dans sa vie. Il aurait probablement continué à vivre ici le reste de sa vie, en travaillant au magasin de pneus et de tracteurs de Kingsville. Mais il avait une vie plutôt agréable ici, vous savez ? D'après ce que je sais, les filles l'aimaient plutôt bien et dans une ville comme celle-ci – enfin, dans un comté comme celui-ci – c'est le genre de choses qui vous garantit de passer de bons week-ends. J'ai personnellement parlé à Kenny au cours de ce dernier mois, quand j'ai crevé un pneu après avoir roulé sur un clou. C'est lui qui me l'a réparé. C'était un garçon poli, rieur, avec de bonnes manières. J'ai vraiment du mal à croire qu'il ait pu se suicider de cette manière. Et si vous faites des recherches concernant les personnes qui se sont jetées de ce pont au cours des trois dernières années, il y a au moins une ou deux autres personnes pour lesquelles j'ai vraiment des doutes... des personnes que je n'aurais jamais imaginé pouvoir se suicider. »
« Alors vous pensez qu'il pourrait s'agir de crimes ? » demanda Mackenzie.
Haggerty réfléchit un instant avant de répondre. « C'est l'impression que j'ai, mais je ne peux pas non plus l'affirmer en toute certitude. »
« Et j'imagine que cette impression se base sur votre opinion professionnelle et non pas uniquement sur le fait qu'autant de suicides dans votre ville vous attriste ? » demanda Mackenzie.
« Tout à fait, » dit Haggerty, tout en ayant l’air un peu offusquée par la nature de la question.
« Est-ce que vous avez eu Kenny Skinner ou Malory Thomas en tant que clients ? »
« Non. Et aucune des autres victimes depuis 1996. »
« Donc vous avez rencontré au moins l'une des personnes qui s'est suicidée de ce pont ? »
« Oui, une seule. Et avec elle, je l'ai vu venir. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour convaincre sa famille qu'elle avait besoin d'aide. Mais j'étais à peine parvenue à leur faire comprendre la situation, qu'elle se jetait de ce pont. Vous voyez... dans cette ville, le Miller Moon Bridge est synonyme de suicide. Et c'est pour ça que je voudrais vraiment que le comté prenne la décision de le détruire. »
« Car vous pensez qu'il attire trop facilement toute personne ayant des tendances suicidaires ? »
« Exactement. »
Mackenzie sentit que la conversation arrivait à sa fin. Elle avait appris tout ce qu'elle avait à savoir. Elle était convaincue que le Dr. Haggerty n'était pas le genre de personnes à exagérer les faits juste pour se rendre intéressante. Bien qu'elle ait essayé de minimiser ce qu'elle pensait de peur de se tromper, Mackenzie sentait qu'Haggerty était fermement convaincue que quelques-uns de ces suicides n'en étaient pas.
Et cette petite pointe de scepticisme était tout ce dont Mackenzie avait besoin. S'il y avait la moindre chance que l'un des deux derniers cadavres soit un meurtre et non un suicide, elle voulait en être tout à fait certaine avant de rentrer à Washington.
Elle finit son café, remercia le Dr. Haggerty pour le temps qu'elle lui avait consacré, et quitta la maison. En chemin vers sa voiture, elle regarda la forêt qui entourait Kingsville. Elle regarda en direction de l'Ouest, vers l'endroit où se dressait le Miller Moon Bridge, accessible uniquement à travers une série de routes de campagne et un chemin en graviers qui semblait indiquer aux voyageurs qu'ils arrivaient en bout de parcours.
En revoyant l'image des roches ensanglantées en-dessous du pont, Mackenzie fut parcourue d'un frisson.
Elle écarta cette pensée, démarra le moteur et sortit son téléphone. Si elle voulait en avoir le cœur net concernant cette affaire, il allait falloir qu'elle l'aborde comme s'il s'agissait d'une enquête pour meurtre. Il fallait donc qu'elle commence par parler avec les membres de la famille de la victime la plus récente.
CHAPITRE SEPT
Avant de rendre visite à la famille de Kenny Skinner, Mackenzie appela McGrath pour avoir son accord explicite. Sa réponse fut claire, nette et précise : Je m'en fous s'il faut que vous parliez avec toute l'équipe de baseball du coin, tant que vous me solutionnez cette affaire !
Après avoir reçu cette confirmation, elle n'eut plus aucun problème à se rendre chez Pam et Vincent Skinner. D'après ce que McGrath lui avait expliqué, Pam Skinner était autrefois Pam Wilmoth. Sœur ainée du directeur adjoint Wilmoth, elle travaillait de chez elle en tant qu'experte en soumission de projets pour une agence environnementale. Quant à Vincent Skinner, c'était le propriétaire du magasin de pneus et de tracteurs de Kingsville, où son fils travaillait depuis ses quinze ans.
Quand Mackenzie frappa à leur porte, elle ne fut reçue par aucun des Skinner, mais par le pasteur de l'église presbytérienne de Kingsville. Quand Mackenzie lui montra son badge et lui expliqua la raison de sa visite, il la fit entrer et lui demanda d'attendre dans le vestibule. La famille Skinner vivait dans une jolie maison à un coin de rue, dans le quartier qui devait vraisemblablement correspondre au centre-ville de Kingsville. Elle sentit l'odeur agréable de quelque chose qui cuisait au four, venant probablement de la cuisine, au bout d'un long couloir. Quelque part dans la maison, elle entendit le bruit de la sonnerie d'un téléphone. Elle entendit également la voix étouffée du pasteur, qui informait Pam et Vincent Skinner qu'une femme du FBI était là et souhaitait leur poser quelques questions concernant Kenny.