Pour moi, je l'avoue, mes idées sur ce point sont bien éloignées de celle de beaucoup d'autres: loin de regarder la disproportion énorme des fortunes qui place la plus grande partie des richesses dans quelques mains comme un motif de dépouiller le reste de la nation de sa souveraineté inaliénable, je ne vois là pour le législateur et pour la société qu'un devoir sacré de lui fournir les moyens de recouvrer l'égalité essentielle des droits au milieu de l'inégalité inévitable des biens. Hé quoi! ce petit nombre d'hommes excessivement opulents, cette multitude infinie d'indigents n'est-elle pas en grande partie le crime des lois tyranniques et des gouvernements corrompus! Quelle manière de l'expier que d'ajouter à la privation des avantages de la fortune l'opprobre de l'exhérédation politique, afin d'accumuler sur quelques têtes privilégiées toutes les richesses et tout le pouvoir, et sur le reste des hommes toutes les humiliations et toute la misère! Certes il faut ou soutenir que l'humanité, la justice, les droits du peuple sont de vains noms, ou convenir que ce système n'est point si absurde.
Au reste, pour me renfermer dans l'objet de cette discussion, je conclus de ce que j'ai dit que l'Etat doit faire les dépenses nécessaires pour mettre les citoyens en état de remplir les fonctions de gardes nationales, qu'il doit les armer., qu'il doit, comme en Suisse, les salarier lorsqu'ils abandonnent leurs foyers pour le défendre! Eh! quelle dépense publique fut jamais plus nécessaire et plus sacrée! Quelle serait cette étrange économie qui, prodiguant tout au luxe funeste et corrupteur des cours ou au faste des suppôts du despotisme, refuserait tout au besoin des fonctionnaires publics et aux défenseurs de la liberté! Que pourrait-elle annoncer, si ce n'est qu'on préfère le despotisme à l'argent, et l'argent à la vertu et à la liberté!
Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 27 mars 1791 (27 mars 1791)
(Opinion de Robespierre sur les troubles de Douai.)
Les lieux où se sont élevés les troubles de Douai, sont voisins de celui qui m'a député à cette assemblée. A l'intérêt général qui m'attache à tout ce qui peut contribuer à la liberté publique, se joint celui qui me lie à mon pays. Ce double sentiment m'engage à examiner avec scrupule les faits qui sont la base du rapport que vous venez d'entendre; et je dois avouer que je suis forcé de regretter que l'assemblée soit exposée à prendre une délibération subite sur une affaire aussi grave, d'après un rapport fait avec autant de précipitation (II s'élève des murmures.) Voici sur quoi porte mon observation. M. le rapporteur a lu un projet de décret dans lequel il propose de mander la municipalité de Douai à la barre. A ces mots, il s'est élevé de violents murmures qui voulaient dire que ce décret ne disait pas assez, et qu'il fallait sans doute la condamner sur-le-champ. (Il s'élève des murmures. Plusieurs voix: On n'a pas dit cela.) J'ai entendu crier à la fois par un très grand nombre de voix qu'il fallait l'envoyer dans les prisons d'Orléans; et moi, au contraire, je suis d'avis qu'il faut se contenter de la mander à la barre; car avant de juger, il faut commencer par entendre toutes les parties. (Nouveaux murmures. Un député: Il ne s'agit pas déjuger la municipalité, ni de l'envoyer en prison sans l'entendre. Ce projet absurde n'existe que dans la tête de l'opinant.) J'ai cependant, à la lecture du projet de décret, entendu dire, et crier unanimement qu'il fallait l'envoyer à Orléans. (Murmures). Il m'est impossible de résister à la force tumultueuse des interruptions... S'il fallait une profession de foi pour se faire entendre dans cette assemblée... Je déclare que je suis moins que tout autre, porté à approuver, ou à excuser la municipalité; je discute les principes généraux qui doivent déterminer une assemblée sage et impartiale. Je pense que dans une affaire aussi importante, le corps législatif doit s'imposer la loi d'examiner, je ne dis pas avec scrupule, mais avec cette attention réfléchie que s'impose tout juge Ce n'est point l'ajournement que je propose, c'est au contraire le premier article du projet de décret. J'ai entendu dire qu'il fallait déterminer les peines à infliger aux ecclésiastiques qui, par leur discours ou leurs écrits, excitent le peuple à la révolte. Un pareil décret serait du plus grand danger pour la liberté publique; il serait contraire à tous les principes. On ne peut exercer de rigueur contre personne pour des discours, on ne peut infliger aucune peine pour des écrits... (Il s'élève dos murmures.) Rien n'est si vague que les mots de discours, écrits excitant à la révolte. Il est impossible que l'assemblée décrète que des discours, tenus par un citoyen quelconque, puissent être l'objet d'une procédure criminelle. Il n'y a point ici de distinction à faire entre un ecclésiastique et un autre citoyen. Il est absurde de vouloir porter contre les ecclésiastiques une loi qu'on n'a pas encore osé porter contre tous les citoyens. Des considérations particulières ne doivent jamais l'emporter sur les principes de la justice et de la liberté. Un ecclésiastique est un citoyen; et aucun citoyen ne peut être soumis à des peines pour ses discours; et il est absurde de faire une loi uniquement dirigée contre les discours des ecclésiastiques... J'entends des murmures, et je ne fais qu'exposer l'opinion des membres qui sont les plus zélés partisans de la liberté, et ils appuieraient eux-mêmes mes observations, s'il n'était pas question des affaires ecclésiastiques (Applaudissements du côté droit. Murmures de la gauche. M. Dumetz: Je demande que l'opinant soit rappelé à l'ordre, comme ayant outragé l'assemblée. Ce n'est pas la liberté qu'il défend: il semble qu'il ait formé le dessein d'insulter le corps-législatif.) Je demande, comme je l'ai déjà souvent proposé, et comme l'assemblée l'a décrété, qu'une loi qui tient à la liberté des écrits et des opinions, ne soit portée qu'après une discussion générale et approfondie des principes et qu'elle ne porte pas sur une classe particulière. Je demande ensuite qu'il n'y ait point de jugement sur le fond, avant que la municipalité de Douai ait été entendue.