Et qu'a dit Lord Avon? s'écria mon père.
Il ne dit rien. Il allait et venait comme un somnambule, les yeux pleins d'horreur. Personne n'osa l'arrêter, jusqu'au moment où se ferait une enquête en due forme. Mais quand le tribunal du Coroner eut rendu contre lui un verdict de meurtre volontaire, le constable vint pour lui notifier son arrestation.
«On ne le trouva pas. Il avait fui.
«Le bruit courut qu'on l'avait vu la semaine suivante à Westminster, puis qu'il avait pu gagner l'Amérique, mais on ne sait rien de plus et ce sera un beau jour pour Sir Lothian Hume que celui où on pourra prouver son décès, car il est son plus proche parent, et jusqu'à ce jour, il ne peut jouir ni du titre ni du domaine.
Le récit de cette sombre histoire avait jeté sur nous un froid glacial.
Mon oncle tendit ses mains vers la flamme du foyer et je remarquai qu'elles étaient aussi blanches que ses manchettes.
Je ne sais ce qu'est maintenant la Falaise royale, dit-il d'un air pensif. Ce n'était point un joyeux séjour, même avant que cette affaire le rendît plus sombre encore. Jamais scène ne fut mieux préparée pour une telle tragédie. Mais dix-sept ans se sont passés et peut-être même que ce terrible plafond
Il porte toujours la tache, dis-je.
Je ne saurais dire lequel de nous trois fut le plus étonné, car ma mère n'avait jamais rien su de nos aventures de cette fameuse nuit.
Ils restèrent à me regarder, les yeux immobiles de stupéfaction, à mesure que je faisais mon récit et mon coeur s'enfla d'orgueil quand mon oncle dit que nous nous étions comportés vaillamment et qu'il ne croyait pas qu'il y eut beaucoup de gens de notre âge, capables d'une attitude aussi ferme.
Mais quant à ce fantôme, dit-il, ce dut être un produit de votre imagination. C'est une faculté qui nous joue des tours étranges et, bien, que j'aie les nerfs aussi solides qu'on peut les désirer, je ne pourrais répondre de ce qui m'arriverait, s'il me fallait demeurer à minuit sous ce plafond taché de sang.
Mon oncle, dis-je, j'ai vu un homme aussi distinctement que je vois ce feu et j'ai entendu les claquements aussi distinctement que j'entends les pétillements des bûches. En outre, nous n'avons pu être trompés tous les deux.
Il y a du vrai dans tout cela, dit-il d'un air pensif. Vous n'avez pas discerné les traits?
Il faisait trop noir.
Rien qu'un individu?
La silhouette noire d'un seul.
Et il a battu en retraite en montant l'escalier?
Oui.
Et il a disparu dans la muraille?
Oui.
Dans quelle partie de la muraille? dit fort haut une voix derrière nous.
Ma mère jeta un cri. Mon père laissa tomber sa pipe sur le tapis du foyer.
J'avais fait demi-tour, l'haleine coupée.
Cétait le domestique Ambroise, dont le corps disparaissait dans lombre de la porte, mais dont la figure brune se projetait en avant, en pleine lumière, fixant ses yeux flamboyants sur les miens.
Que diable signifie cela? s'écria mon oncle.
Il fût étrange de voir s'effacer cet éclair de passion du visage d'Ambroise.
L'expression réservée du valet la remplaça.
Ses yeux pétillaient encore, mais, l'un après l'autre, chacun de ses traits reprit en un instant sa froideur ordinaire.
Je vous demande pardon, sir Charles, j'étais venu voir si vous aviez des ordres à me donner et je ne voulais pas interrompre le récit de ce jeune gentleman, mais je crains bien de m'y être laissé entraîner malgré moi.
Je ne vous ai jamais vu manquer d'empire sur vous-même, dit mon oncle.
Vous me pardonnerez certainement, sir Charles, si vous vous rappelez quelle était ma situation vis-à-vis de Lord Avon.
Il y avait un certain accent de dignité dans son langage. Ambroise sortit après s'être incliné.
Nous devons montrer quelque condescendance, dit mon oncle, reprenant soudain son ton léger. Quand un homme s'entend à préparer une tasse de chocolat, à faire un noeud de cravate, comme Ambroise sait le faire, il a droit à quelque considération. Le fait est que le pauvre garçon était le domestique de Lord Avon, qu'il était à la Falaise royale dans la nuit fatale dont j'ai parlé et qu'il est très dévoué à son ancien maître. Mais voila que mes propos tournent au genre triste, Mary, ma soeur, et maintenant, si vous le préférez, nous reviendrons aux toilettes de la comtesse Liéven et aux commérages de Saint-James.
VI SUR LE SEUIL
Ce soir-là, mon père m'envoya de bonne heure au lit, malgré mon vif désir de rester, car le moindre mot de cet homme attirait mon attention.
Sa figure, ses manières, la façon grandiose et imposante dont il faisait aller et venir ses mains blanches, son air de supériorité aisée, l'allure fantasque de ses propos, tout cela m'étonnait, m'émerveillait. Mais, ainsi que je le sus plus tard, la conversation devait rouler sur moi-même, sur mon avenir.
Cela fut cause qu'on m'expédia dans ma chambre, où m'arrivait tantôt la basse profonde de la voix paternelle, tantôt la voix richement timbrée de mon oncle, et aussi, de temps à autre, le doux murmure de la voix de ma mère.
J'avais fini par m'endormir, lorsque je fus soudain réveillé par le contact de quelque chose d'humide sur ma figure et par l'étreinte de deux bras chauds.