Je n'ai pas peur, mon oncle, je n'ai jamais eu peur, mais les esprits sont une chose nouvelle pour moi et
Les esprits?
Je suis entré dans la Falaise royale et nous avons vu le fantôme.
Le champion se mit à siffler.
Ah! voilà de quoi il retourne, n'est-ce pas? dit-il. Est-ce que vous lui avez parlé?
Il a disparu avant que je le prisse.
Le champion se remit à siffler.
J'ai entendu dire qu'il y avait quelque chose de ce genre, là- haut, dit-il, mais c'est une affaire de laquelle je vous conseille de ne pas vous mêler. On a assez d'ennuis avec les gens de ce monde-ci, petit Jim, sans se détourner de sa route pour se créer des ennuis avec ceux de l'autre monde. Et quant au jeune Mr Rodney, si sa bonne mère lui voyait cette figure toute blanche, elle ne le laisserait plus revenir à la forge. Marchez tout doucement Je vous reconduirai à Friar's Oak.
Nous avions fait environ un demi-mille, quand le champion nous rejoignit et je ne pus m'empêcher de remarquer qu'il n'avait plus son paquet sous le bras. Nous étions tout près de la forge, quand Jim lui fit la question qui s'était déjà présentée à mon esprit.
Qu'est-ce qui vous a amené à la Falaise royale, mon oncle?
Eh! quand on avance en âge, dit le champion, il se présente bien des devoirs dont vos pareils n'ont aucune idée. Quand vous serez arrivés, vous aussi, à la quarantaine, vous reconnaîtrez peut-être la vérité de ce que je vous dis.
Ce fut là tout ce que nous pûmes tirer de lui, mais malgré ma jeunesse, j'avais entendu parler de la contrebande qui se faisait sur la côte, des ballots qu'on transportait la nuit dans des endroits déserts. En sorte que depuis ce temps-là, quand j'entendais parler d'une capture faite par les garde-côtes, je n'étais jamais tranquille tant que je n'avais pas revu sur la porte de sa forge la face joyeuse et souriante du champion.
III L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS
Je vous ai dit quelques mots de Friar's Oak et de la vie que nous y menions.
Maintenant que ma mémoire me reporte à mon séjour d'autrefois, elle s'y attarderait volontiers, car chaque fil, que je tire de l'écheveau du passé, en entraîne une demi-douzaine d'autres, avec lesquels il s'était emmêlé.
J'hésitais entre deux partis quand j'ai commencé, en me demandant si j'avais en moi assez d'étoffe pour écrire un livre, et maintenant voilà que je crois pouvoir en faire un, rien que sur Friar's Oak et sur les gens que j'ai connus dans mon enfance.
Certains d'entre eux étaient rudes et balourds, je n'en doute pas: et pourtant, vus à travers le brouillard du temps, ils apparaissent tendres et aimables.
C'était notre bon curé Mr Jefferson qui aimait l'univers entier à l'exception de Mr Slack, le ministre baptiste de Clayton, et c'était l'excellent Mr Slack qui était un père pour tout le monde, à l'exception de Mr Jefferson, le curé de Friar's Oak.
C'était Mr Rudin, le réfugié royaliste français qui demeurait plus haut, sur la route de Pangdean, et qui en apprenant la nouvelle d'une victoire, avait des convulsions de joie parce que nous avions battu Bonaparte et des crises de rage parce que nous avions battu les Français, de sorte qu'après la bataille du Nil, il passa tout un jour dehors, pour donner libre cours à son plaisir, et tout un autre jour dedans, pour exhaler tout à son aise sa furie, tantôt battant des mains, tantôt trépignant.
Je me rappelle très bien sa personne grêle et droite, la façon délibérée dont il faisait tournoyer sa petite canne.
Ni le froid ni la faim n'étaient de force à l'abattre, et pourtant nous savions qu'il avait lié connaissance avec l'une et l'autre. Mais il était si fier, si grandiloquent dans ses discours, que personne n'eut osé lui offrir ni un repas, ni un manteau.
Je revois encore sa figure se couvrir d'une tache de rougeur sur chacune de ses pommettes osseuses, quand le boucher lui faisait présent de quelques côtes de boeuf.
Il ne pouvait faire autrement que d'accepter.
Et pourtant, tout en se dandinant et jetant par-dessus l'épaule un coup d'oeil au boucher, il disait:
Monsieur, j'ai un chien.
Ce qui n'empêchait pas que pendant la semaine suivante, c'était Mr
Rudin et non son chien qui paraissait s'être arrondi.
Je me rappelle ensuite Mr Paterson, le fermier.
N'était-ce ce que vous appelleriez aujourd'hui un radical? mais en ce temps-là, certains le traitaient de Priestleyiste, d'autres de Foxiste et presque tout le monde de traître.
Assurément, je trouvais à ce moment-là fort condamnable de prendre un air bougon, à chaque nouvelle d'une victoire anglaise, et quand on le brûla en effigie sous la forme d'un mannequin de paille devant la porte de sa ferme, le petit Jim et moi nous fûmes de la fête.
Mais nous dûmes reconnaître qu'il fit bonne figure quand il marcha à nous en habit brun, en souliers à boucles, la colère empourprant son austère figure de maître d'école.
Ma parole, comme il nous arrangea et comme nous fûmes empressés à nous esquiver sans bruit!
Vous qui menez une vie de mensonge, dit-il, vous et vos pareils qui avez prêché la paix pendant près de deux mille ans et avez passé tout ce temps à massacrer les gens! Si tout l'argent qu'on dépense à faire périr des Français était employé à sauver des existences anglaises, vous auriez alors le droit de brûler des chandelles à vos fenêtres. Qui êtes-vous pour venir ici insulter un homme qui observe la loi?