Je lavais prié de se trouver au jardin du Palais-Royal. Il y était avant moi. Il vint membrasser, aussitôt quil meut aperçu. Il me tint serré longtemps entre ses bras, et je sentis mon visage mouillé de ses larmes. Je lui dis que je ne me présentais à lui quavec confusion, et que je portais dans le cœur un vif sentiment de mon ingratitude ; que la première chose dont je le conjurais était de mapprendre sil métait encore permis de le regarder comme mon ami, après avoir mérité si justement de perdre son estime et son affection. Il me répondit, du ton le plus tendre, que rien nétait capable de le faire renoncer à cette qualité; que mes malheurs mêmes, et si je lui permettais de le dire, mes fautes et mes désordres, avaient redoublé sa tendresse pour moi ; mais que cétait une tendresse mêlée de la plus vive douleur, telle quon la sent pour une personne chère, quon voit toucher à sa perte sans pouvoir la secourir.
Nous nous assîmes sur un banc. Hélas! lui dis-je, avec un soupir parti du fond du cœur, votre compassion doit être excessive, mon cher Tiberge, si vous massurez, quelle est égale à mes peines. Jai honte de vous les laisser voir, car je confesse que la cause nen est pas glorieuse, mais leffet en est : si triste quil nest pas besoin de maimer autant que vous faites pour en être attendri. Il me demanda, comme une marque damitié, de lui raconter sans déguisement ce qui métait arrivé depuis mon départ de Saint-Sulpice. Je le satisfis ; et loin daltérer quelque chose à la vérité, ou de diminuer mes fautes pour les faire trouver plus excusables, je lui parlai de ma passion avec toute la force quelle minspirait. Je la lui représentai comme un de ces coups particuliers du destin qui sattache à la ruine dun misérable, et dont il est aussi impossible à la vertu de se défendre quil la été à la sagesse de les prévoir. Je lui fis une vive peinture de mes agitations, de mes craintes, du désespoir où jétais deux heures avant que de le voir, et de celui dans lequel jallais retomber, si jétais abandonné par mes amis aussi impitoyablement que par la fortune; enfin, jattendris tellement le bon Tiberge, que je le vis aussi affligé par la compassion que je létais par le sentiment de mes peines. Il ne se lassait point de membras-ser, et de mexhorter à prendre du courage et de la consolation, mais, comme il supposait toujours quil fallait me séparer de Manon, je lui fis entendre nettement que cétait cette séparation même que je regardais comme la plus grande de mes infortunes, et que jétais disposé à souffrir, non seulement le dernier excès de la misère, mais la mort la plus cruelle, avant que de recevoir un remède plus insupportable que tous mes maux ensemble.
Expliquez-vous donc, me dit-il : quelle espèce de secours suis-je capable de vous donner, si vous vous révoltez contre toutes mes propositions? Je nosais lui déclarer que cétait de sa bourse que javais besoin. Il le comprit pourtant à la fin, et mayant confessé quil croyait mentendre, il demeura quelque temps suspendu, avec lair dune personne qui balance. Ne croyez pas, reprit-il bientôt, que ma rêverie vienne dun refroidissement de zèle et damitié. Mais à quelle alternative me réduisez-vous, sil faut que je vous refuse le seul secours que vous voulez accepter, ou que je blesse mon devoir en vous laccordant? car nest-ce pas prendre part à votre désordre, que de vous y faire persévérer? Cependant, continua-t-il après avoir réfléchi un moment, je mimagine que cest peut-être létat violent où lindigence vous jette, qui ne vous laisse pas assez de liberté pour choisir le meilleur parti ; il faut un esprit tranquille pour goûter la sagesse et la vérité. Je trouverai le moyen de vous faire avoir quelque argent. Permettez-moi, mon cher Chevalier, ajouta-t-il en membrassant, dy mettre seulement une condition : cest que vous mapprendrez le lieu de votre demeure, et que vous souffrirez que je fasse du moins mes efforts pour vous ramener à la vertu, que je sais que vous aimez, et dont il ny a que la violence de vos passions qui vous écarte. Je lui accordai sincèrement tout ce quil souhaitait, et je le priai de plaindre la malignité de mon sort, qui me faisait profiter si mal des conseils dun ami si vertueux. Il me mena aussitôt chez un banquier de sa connaissance, qui mavança cent pistoles sur son billet, car il nétait rien moins quen argent comptant. Jai déjà dit quil nétait pas riche. Son bénéfice valait mille écus, mais, comme cétait la première année quil le possédait, il navait encore rien touché du revenu : cétait sur les fruits futurs quil me faisait cette avance.