Cet arrangement neût pas été la plus folle action de ma vie, si nous eussions été assez sages pour nous y assujettir constamment Mais nos résolutions ne durèrent guère plus dun mois. Manon était passionnée pour le plaisir ; je létais pour elle. Il nous naissait à tous moments, de nouvelles occasions de dépense ; et loin de regretter les sommes quelle employait quelquefois avec profusion je fus le premier à lui procurer tout ce que je croyais propre à lui plaire. Notre demeure de Chaillot commença même à lui devenir à charge. Lhiver approchait; tout le monde retournait à la ville, et la campagne devenait déserte. Elle me proposa de reprendre une maison à Paris. Je ny consentis point; mais, pour la satisfaire en quelque chose, je lui dis que nous pouvions y louer un appartement meublé, et que nous y passerions la nuit lorsquil nous arriverait de quitter trop tard lassemblée où nous allions plusieurs fois la semaine ; car lincommodité de revenir si tard à Chaillot était le prétexte quelle apportait pour le vouloir quitter. Nous nous donnâmes ainsi deux logements, lun à la ville, et lautre à la campagne. Ce changement mit bientôt le dernier désordre dans nos affaires, en faisant naître deux aventures qui causèrent notre ruine.
Manon avait un frère, qui était garde du corps[27]. Il se trouva malheureusement logé, à Paris, dans la même rue que nous. Il reconnut sa sœur, en la voyant le matin à sa fenêtre. Il accourut aussitôt chez nous. Cétait un homme brutal et sans principes dhonneur. Il entra dans notre chambre en jurant horriblement, et comme il savait une partie des aventures de sa sœur, il laccabla dinjures et de reproches. Jétais sorti un moment auparavant, ce qui fut sans doute un bonheur pour lui ou pour moi, qui nétais rien moins que disposé à souffrir une insulte. Je ne retournai au logis quaprès son départ. La tristesse de Manon me fit juger quil sétait passé quelque chose dextraordinaire. Elle me raconta la scène fâcheuse quelle venait dessuyer, et les menaces brutales de son frère. Jen eus tant de ressentiment que jeusse couru sur-le-champ à la vengeance si elle ne meût arrêté par ses larmes. Pendant que je mentretenais avec elle de cette aventure, le garde du corps rentra dans la chambre où nous étions, sans sêtre fait annoncer. Je ne laurais pas reçu aussi civilement que je fis si je leusse connu; mais, nous ayant salués dun air riant, il eut le temps de dire à Manon quil venait lui faire des excuses de son comportement; quil lavait crue dans le désordre, et que cette opinion avait allumé sa colère ; mais que, sétant informé qui jétais, dun de nos domestiques, il avait appris de moi des choses si avantageuses, quelles lui faisaient désirer de bien vivre avec nous. Quoique cette information, qui lu venait dun de mes laquais, eût quelque chose de bizarre et de choguant, je reçus son compliment avec honnêteté. Je crus foire plaisir à Manon. Elle paraissait charmée de le voir porté à se réconcilier. Nous le retînmes à dîner.[28] Il se rendit, en peu de moments, si familier, que nous ayant entendus parler de notre retour à Chaillot, il voulut absolument nous tenir compagnie. Il fallut lui donner une place dans notre carrosse. Ce fut une prise de possession, car il saccoutuma bientôt à nous voir avec tant de plaisir quil fit sa maison de la nôtre et quil se rendit le maître, en quelque sorte, de tout ce qui nous appartenait. Il mappelait son frère, et sous prétexte de la liberté fraternelle, il se mit sur le pied damener tous ses amis dans notre maison de Chaillot, et de les y traiter à nos dépens. Il se fit habiller magnifiquement à nos frais. Il nous engagea même à payer toutes ses dettes. Je fermais les yeux sur cette tyrannie, pour ne pas déplaire à Manon, jusquà feindre de ne pas mapercevoir quil tirait delle, de temps en temps, des sommes considérables. Il est vrai, quétant grand joueur, il avait la fidélité de lui en remettre une partie lorsque la fortune le favorisait; mais la nôtre était trop médiocre pour fournir longtemps à des dépenses si peu modérées. Jétais sur le point de mexpliquer fortement avec lui, pour nous délivrer de ses importunités, lorsquun funeste accident mépargna cette peine, en nous en causant une autre qui nous abîma sans ressource.
Nous étions demeurés un jour à Paris, pour y coucher, comme il nous arrivait fort souvent. La servante, qui restait seule à Chailiot dans ces occasions, vint mavertir, le matin, que le feu avait pris, pendant la nuit, dans ma maison, et quon avait eu beaucoup de difficulté à léteindre. Je lui demandai si nos meubles avaient souffert quelque dommage ; elle me répondit quil y avait eu une si grande confusion, causée par la multitude détrangers qui étaient venus au secours, quelle ne pouvait être assurée de rien. Je tremblai pour notre argent, qui était renfermé dans une petite caisse. Je me rendis promptement à Chaillot. Diligence inutile, la caisse avait déjà disparu. Jéprouvai alors quon peut aimer largent sans être avare. Cette perte me pénétra dune si vive douleur que jen pensai perdre la raison. Je compris tout dun coup à quels nouveaux malheurs jallais me trouver exposé ; lindigence était le moindre. Je connaissais Manon ; je navais déjà que trop éprouvé que, quelque fidèle et quelque attachée quelle me fût dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la misère. Elle aimait trop labondance et les plaisirs pour me les sacrifier : Je la perdrai, m écriai-je. Malheureux Chevalier, tu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes! Cette pensée me jeta dans un trouble si affreux, que je balançai, pendant quelques moments, si je ne ferais pas mieux de finir tous mes maux par la mort. Cependant, je conservai assez de présence desprit pour vouloir examiner auparavant sil ne me restait nulle ressource. Le Ciel me fit naître une idée, qui arrêta mon désespoir. Je crus quil ne me serait pas impossible de cacher notre perte à Manon, et que, par industrie ou par quelque faveur du hasard, je pourrais fournir assez honnêtement à son entretien pour lempêcher de sentir la nécessité. Jai compté, disais-je pour me consoler, que vingt mille écus nous suffiraient pendant dix ans. Supposons que les dix ans soient écoulés, et que nul des changements que jespérais ne soit arrivé dans ma famille. Quel parti prendrais-je? Je ne le sais pas trop bien, mais, ce que je ferais alors, qui mempêche de le faire aujourdhui? Combien de personnes vivent à Paris, qui nont ni mon esprit, ni mes qualités naturelles, et qui doivent néanmoins leur entretien à leurs talents, tels quils les ont! La Providence, ajoutais-je, en réfléchissant sur les différents états de la vie, na-t-elle pas arrangé les choses fort sagement? La plupart des grands et des riches sont des sots : cela est clair à qui connaît un peu le monde. Or il y a là-dedans une justice admirable. Sils joignaient lesprit aux richesses, ils seraient trop heureux, et le reste des hommes trop misérable. Les qualités du corps et de lâme sont accordées à ceux-ci, comme des moyens pour se tirer de la misère et de la pauvreté. Les uns prennent part aux richesses des grands en servant à leurs plaisirs : ils en font des dupes ; dautres servent à leur instruction, ils tâchent den faire dhonnêtes gens ; il est rare, à la vérité, quil y réussissent, mais ce nest pas là le but de la divine Sagesse : ils tirent toujours un fruit de leurs soins, qui est de vivre aux dépens de ceux quils instruisent ; et de quelque façon quon le prenne, cest un fond excellent de revenu pour les petits, que la sottise des riches et des grands.