CEST DIMANCHE soir et je minstalle pour regarder les informations avec mon mari. Un reportage sur la mort de Mercedes Sosa suivi dun court métrage sur une belle femme aux longs cheveux noirs, vêtue dun poncho andin rouge sur une robe noire, apparaît à lécran. Avec une passion extraordinaire et une voix remarquable et émouvante, elle chante une chanson, Gracias a la vida (merci à la vie). Son authenticité et son charisme me captivent. Je réalise en un éclair quune femme vraie et sincère se trouve devant moi, si pure et si extraordinaire que je commence à me demander pourquoi je nai pas entendu parler delle auparavant. Je me lève pour effectuer des recherches sur Internet et en savoir davantage sur cette dame. Un grand nombre de liens me dirigent vers YouTube. Je commence à regarder et à écouter.
Dans la première vidéo, Mercedes chante Zamba por vos (zamba pour vous) avec le quatuor de folklore argentin Los Chalchaleros. Radieuse et gracieuse comme une douce étreinte, Mercedes arrive sur scène avec un sourire réconfortant sur les lèvres et un éclat de vitalité dans les yeux. Les applaudissements se poursuivent sans fin, elle continue de saluer les membres du groupe et elle les attire dans des embrassades chaleureuses. Puis elle se tourne vers la foule et avec une attitude calme, commence à chanter de sa voix de contralto profonde, agréable et douce.
Je regarde une deuxième vidéo Todo cambia (tout change), enregistrée au Festival de Viña au Chili en 1993. Vêtue de noir de la tête aux pieds, elle apparaît mystique et monumentale. Sa voix sélève aussi puissante et convaincante que son apparence. Je sens une énorme énergie émaner delle alors quelle conquiert la scène avec ses pas de danse latino-américaine. Elle balance son foulard au-dessus de sa tête. Je vois une personne dynamique et franche qui na pas peur dexprimer sa véritable personnalité. Le regard sincère et tendre, mais ferme me captive. Jai limpression quelle regarde directement dans mon âme à travers lécran de lordinateur. Une « présence mystique » atteint les parties les plus profondes de mon être et mes aspirations sans fin. Des larmes coulent sur mon visage lorsque je réalise que je viens de rencontrer une sensibilité que javais toujours espéré trouver.
Je sais instinctivement que Mercedes Sosa est une chanteuse avec un message et une mission. Je veux les découvrir.
Buenos Aires,
4 octobre 2009LA PRÉSIDENTE a officiellement annoncé le début des trois journées nationales de deuil. Les drapeaux sont mis en berne dans toute lArgentine. Les concerts et les spectacles prévus pendant cette période sont annulés. Les condoléances des chefs dÉtat en Amérique latine et dans le reste du monde affluent.
On lappelait affectueusement « La Negra » (La Noire), en raison de ses cheveux noir de jais et de ses origines andines du nord de lArgentine. Elle repose paisiblement dans son cercueil dans la salle la plus formelle du Congrès, le Salón de losPasos Perdidos, un honneur réservé aux icônes nationales les plus éminentes. Sur lAvenida Callao, la rue qui mène au Congrès, les admirateurs sont alignés les uns derrière les autres pour lui rendre hommage. 1
Dans les Pasos Perdidos, de somptueuses couronnes de fleurs ornent limpressionnant salon de marbre. Des lustres gigantesques et dimposantes bougies illuminent la pénombre de la pièce à haut plafond. Le cercueil découvert se trouve au milieu. La présidente argentine, Cristina Fernández deKirchner, accompagne la famille Sosa alors quils rendent hommage à la chanteuse. Les membres de la famille, le fils de Mercedes, Fabián Matus, et ses deux petits-enfants, Agustín et Araceli, se serrent avec force dans les bras lun de lautre comme dans une demi-étreinte. Cristina caresse la main sans vie de Mercedes Sosa. Le mari de Cristina, lancien président Néstor Kirchner, se tient avec réserve à ses côtés et porte un regard circonspect.
Des gens ordinaires assistent aussi aux funérailles. Un cortège funèbre toujours croissant défile respectueusement près du cercueil ouvert où elle est étendue et se repose dans sa robe bleue brodée. Sa longue chevelure noire encore dépourvue du moindre cheveu gris à lâge de soixante-quatorze ans cerne son visage calme aux pommettes élevées. Ses mains sont soigneusement croisées sur son ventre autour dun bouquet de roses blanches. Le chanteur Argentino Luna interprète ses chansons. Les fans chantent avec lui en pleurant et se relaient pour déposer des fleurs près du cercueil.
5 octobre 2009
FABIÁN ET LES plus proches parents de Mercedes suivent le cercueil en bois brun en direction du corbillard stationné devant le Congrès. Tout le long de lavenue Rivadavia, des foules de personnes en deuil, de tout âge, se rassemblent pour regarder le corbillard lemmener dans son dernier voyage, du Congrès au crématorium. Ils sont unis dans un moment de lhistoire de lArgentine qui dissout les frontières sociales et politiques.
Le cortège funéraire passe lentement. La foule en deuil arbore des bannières affectueuses. Un vieux révolutionnaire dans la soixantaine brandit une banderole sur laquelle on peut lire « Merci pour votre vie et votre lutte. » Un certain nombre de personnes applaudissent et agitent le drapeau argentin avec un enthousiasme gracieux. Les jeunes scandent en continu des refrains heureux: « Olé Olé Olé Olé, Negra Negra », comme pour le retour de léquipe nationale de football après une victoire à un championnat. Des attroupements se forment presque à chaque coin de rue. Les gens jouent différents instruments et chantent. Une belle musique résonne dans les rues de Buenos Aires. Cette musique a fourni lespoir et le réconfort pendant des décennies, elle a défié la tyrannie et encouragé la démocratie.
Ce jour de tristesse atteint profondément lâme argentine. Lhéroïne populaire nationale, la mère de la nation, est décédée. Mais ce quelle a donné à travers sa vie et ses chansons continue de vivre et ne mourra jamais.
Le cortège quitte lentement le Congrès. Les premiers corbillards portent les décorations florales. Le dernier porte le cercueil.
Avant lexil
San Miguel, Tucumán, 9juillet1935
ÀLHÔPITAL DE SANTILLÁN, dans le nord-ouest de lArgentine, Ema Del Carmen Girón, vingt-quatre ans, vient daccoucher. À sept heures du matin, sa fille nouveau-née sendort dans ses bras en toute tranquillité. Le bébé a annoncé sa venue au monde avec un gros brame qui raisonnait dans toute la maternité. Personne ne devine que lune des meilleures voix de lhistoire vient démettre son premier son. Ema se sent très heureuse de tenir dans ses bras cette nouvelle vie si précieuse. Pendant un certain temps, elle parvient à oublier tous les défis financiers que soulèvera léducation dun enfant. Ema travaille comme blanchisseuse et son mari, Ernesto Quiterio Sosa récolte la canne à sucre et enfourne du charbon dans le four de lusine sucrière de Tucumán.
À travers la fenêtre entrouverte, Ema peut entendre le salut des coups de canon au loin. Elle les compte, vingt-et-un. Le 9juillet est le jour de lindépendance de lArgentine. Instinctivement, Ema pense que sa fille nest pas née ce jour-là par hasard. Elle confie à la sage-femme, qui vient de rentrer dans la salle: « Cette fille sera un jour une personne de grande influence. Vingt et un saluts accueillent sa naissance. »2 Dès cet instant, cette conviction restera enfouie au fond de son cœur.