En sortant du bureau des taxes, situé sur le côté de la maison, Umar tira par les cheveux la tête du prisonnier et lobligea à le regarder dans les yeux. Vu les ecchymoses que cet homme portaient sur le visage, il semblait évident que les deux hommes lavaient malmené à cœur joie.
Donc, ils furent tête à tête et rien ne séparait ces fiers yeux noirs qui fixaient les yeux encore plus fiers mais verts du prisonnier.
Ainsi tu as cru pouvoir minsulter et ten tirer comme ça dit Umar.
Mais celui-ci ne répondit pas ; non pas parce quil ne comprenait pas larabe, mais parce que nimporte quelle parole aurait été inutile.
Ça ne vaut pas la peine de perdre du temps. ajouta le collecteur dimpôt.
Puis il fit un signe de la tête à un des deux qui lavait ramené lié, et ce-lui-ci, en lui arrachant la tunique, le fouetta à laide une corde mouillée.
Les habitants du village regardaient, et personne navait le courage de mettre pieds outre la clôture de la cour. Ni les gémissements avortés, ni les saignements qui apparaissaient sur le dos de cet homme ne les impressionnèrent.
Chacun commentait avec son voisin quune telle chose nétait jamais arrivée au Raba.
La famille de celui-ci se cachait parmi la foule, en ayant le bon sens et la pudeur de ne pas parler. Les seuls absents étaient ceux de la maison du collecteur dimpôts, sa mère, sa femme et sa sœur, elles préféraient ne pas se mêler aux affaires du chef de famille.
Quand ensuite la personne chargée de cette torture termina son service et laissa à lui même le jeune homme lié au poteau, la foule retourna à ses mentions. Ils le laissèrent là, à la merci du froid, de la soirée et du gel de la nuit.
Ce nest que vers minuit que quelquun eut la pitié et la permission de lui donner une couverture. Les hommes de Umar le lui permirent, en com-prenant que passer la nuit à la rigueur du plein hiver parmi les monts de Qasr Yanna aurait été trop pour nimporte qui.
De nombreuses personnes virent ce jeune homme trembler et sauter pour rester en mouvement durant une grande partie de la nuit. Puis, au matin, quand il montèrent le marché tout autour de la cour, ils le virent sendormir pendu par les poignets ; il semblait un sac noué à un tronc darbre. Quelquun le cru même mort et alla jusquà sen assurer en lui flanquant une gifle.
Laprès-midi arriva de nouveau ; maintenant le condamné ne mangeait ni ne buvait depuis un jour entier. Un troupeau de chèvres stationnait dans la cour, en bêlant et en mordant des brins dherbe. Ce chant danimaux de pâturage calma lhomme lié au pilori qui croyait ses genoux brisés et ses poux détachés Puis, à un certain moment, il avertit une sorte de présence et rouvrit les yeux ; en effet quelquun était en train de lobserver depuis un moment. A trois pas de distances une jeune fille aux yeux ébahis le fixait. De très beaux yeux, aux traits merveilleux, jamais vu par la majorité des personnes, mais que le condamné et tous les autres du Raba connaissaient. Des yeux bleus dun turquoise si intense à sy perdre sans retour ; une étrange couleur qui vers lextérieur de liris avait des nuances dun bleu foncé comme la profondeur de la mer. Des yeux capables de provoquer la confusion de lesprit et la damnation des cœurs.
La jeune fille portait un habit vert avec des décorations jaunes et bleues de formes typiques des gens de lAfrique du Nord, elle tenait étroitement sur le visage un voile qui cachait ses traits. Laspect physique du caractère exotique, si différent de ceux des indigènes de lîle, constituait la base pour lœuvre incommensurable de ses yeux qui apparaissaient de manière atypique. Une boucle rebelle séchappait de la constriction du voile rouge et révélait la tonalité brune de ses cheveux.
Quand le prisonnier la vit, il baissa de nouveau le regard et donc, en la regardant à nouveau peu après, il récita lentement :
Connais-tu, oh mon Dieu, le ciel de Nadira, les frontières de ses yeux ?
Elle le regarda perdue et demanda : Comment connais-tu ces paroles ? Depuis que Qā'id a visité ces lieux, les vers de cette poésie se sont diffusés dans tout le village et même outre. Donc, en la fixant dun regard troublé, il la supplia :
Détache-moi, Nadira, ma Dame, je ten prie !
Mais elle semblait impassible, perdue par cette demande quelle ne par-venait pas à accueillir.
Je ne connais pas les frontières de tes yeux, Nadira mais je peux ten expliquer les origines si tu le désires Cependant, donnes-moi au moins un peu deau
A cela Nadira rentra chez elle sans se retourner et sans donner dimportance à cette requête ; le cliquetis des bracelets de ses chevilles résonnait dans toute la cour pendant quelle courrait vers lentrée, toute refroidie à cause de lhabillement trop léger et inadapté pour lextérieur.
Leau narriva jamais au condamné, mais dès que Nadira arriva chez elle et vit Umar, son frère, qui comptait son argent sur une table, elle lui demanda :
Qua fait ce chrétien pour que tu lui réserves un tel traitement ? Maintenant elle ne se couvrait plus le visage et on voyait clairement comment ses lèvres charnues et son nez parfait contournaient harmonieusement ses yeux.
Qui ?
Lhomme lié au poteau là dehors
Sa famille a refusé de payer la jizya5.
Donc Umar retourna compter son argent sur la même table, croyant lavoir liquidée par une seule phrase.
Il va congeler ! Cela fait déjà deux jours quil est là lié à ce poteau. Depuis quand le sort des infidèles te préoccupe til ?
Ce matin jai vu tes enfants jouer autour de cet homme. Tu aurais dû voir comment la petite le regardait !
Je le délierais, sois tranquille mais une autre nuit fraîche ne lui fera pas de mal.
Mais enfin, Umar, cette nuit il pourrait geler plus quhier.
Nous lui donnerons une autre couverture. Tu as bien vu que je nai pas empêché ta sœur de laider ?
Umar le magnanime ! Que penses-tu de ce nom ? fit-elle sarcastiquement.
A cela il soupira et dun geste de colère donna un coup de bras à la pile de dirham6 en argent gagné par les taxes et le commerce.
Et je devrais me faire insulter par ces personnes ? lui demanda t-il, en élevant légèrement la voix.
Tu as dit quils ont refusé de payer ; sais-tu sils ont pu ? Cette famille est la plus pauvre du Raba tout entier.
Rappelle-toi comment notre père nous faisait perdre une taxe ou un hommage pour ne pas opprimer les pauvres.
Les dhimmi7 avaient toujours payé, même avec notre père.
Encore mieux ! Si tous les protégés ont toujours payés, quest-ce quune seule fois pourrait faire ?
Un tel Corrado, le rouge, quand son père sest présenté sans avoir sur soi la taxe pour la protection des infidèles croyant en Dieu, sest avancé et en me regardant dans les yeux avec un air de défi, ma dit :
Nous travaillons pour votre famille depuis vingt ans la jizya, nous vous la donnerons quand nous laurons, autrement, contentes-toi du simple fait que nous travaillons pour toi.
Puis il sen est allé dans ses potagers comme si de rien nétait. Com-ment aurais-je dû le traiter ?
Mais cela après avoir frappé son père sur la joue ! se mêla Jala, leur mère, qui, ayant entendu les tons depuis lautre pièce, ne voulait pas que la discussion entre frère et sœur ne dégénère.