« Nous interrompons la programmation, chers auditeurs, pour vous communiquer malheureusement une information tragique. Le curé de Burgos, le père Juan, a été retrouvé mort ce matin, Calle del Tesoro , suite à une chute depuis le balcon de lappartement dans lequel il vivait. Il nexiste pour le moment aucun élément pour évaluer avec précision le déroulé des événements. Nous vous tiendrons informés en temps réel, comme toujours ». La reprise immédiate du morceau donna à linspecteur un frisson glacé qui parcourut son dos comme une secousse électrique.
Il posa la tête sur le dossier de son fauteuil de bureau et fixa son regard sur les gros nuages dans le ciel, qui annonçaient dici peu de nouvelles averses.
Il lâcha quelques jurons intérieurement.
« Le Slave, allons immédiatement voir ce quil sest passé, jai envie de bouger et de méditer un peu sur ce suicide », déclara-t-il, enfilant son imperméable et saisissant sur le porte-manteau le seul parapluie restant.
« Sil sagit vraiment d'un suicide », pensa-t-il, dubitatif.
Ils traversèrent la Plaza Allende d'un pas rapide, Castillo devant, le Slave, un mètre derrière lui, avançant péniblement.
Il marchait en boitant imperceptiblement ; ce détail navait pas échappé à Castillo, fin observateur, et il sétait à plusieurs reprises promis de lui demander quelle en était la cause, mais qui sait pourquoi il ne lavait jamais fait.
Et dans ce cas-là également, ses pensées sétaient immédiatement orientées vers la nouvelle concernant le Père Juan, laissant la démarche boiteuse de son ami au second plan.
Castillo était une vieille connaissance du prêtre, avec lequel il avait partagé ses années détudes universitaires à San José et, bien quils aient ensuite suivi des parcours différents, pratiquement opposés, une estime réciproque était restée entre les deux hommes, ce qui amenait linspecteur à définir le Père Juan comme son ami dans le monde clérical.
Cétait un prêtre atypique, avec une épaisse chevelure bouclée en perpétuel désordre et une barbe mal entretenue.
Il shabillait de façon moderne, souvent avec un jean et des bottes, à tel point que beaucoup de gens avaient du mal à croire quil était vraiment un religieux, mais cest peut-être précisément pour cela quil était devenu dans le village un point de référence incontournable pour tous, catholiques ou non.
Ses qualités dorateurs étaient reconnues et les sermons dominicaux constituaient un rendez-vous important pour la communauté, quelles que soient les croyances des fidèles.
Castillo et le Slave arrivèrent au parking de la Calle Arenal en quelques minutes, qui ne furent pas suffisantes pour leur éviter les premières gouttes de pluie.
« C...conduis, s'il te plait, jai b...besoin de réfléchir », dit linspecteur, laissant les clés de lAlfa au Slave et relevant le col de son imperméable pour se protéger des premières rafales de vent qui commençaient à balayer les rues.
Le Slave prit les clés au vol et sans dire un mot alluma le moteur.
Les rues étaient presque désertes et, pendant le court trajet les conduisant vers le quartier populaire de la Calle del Tesoro , ils restèrent absorbés par leurs pensées.
Ils arrivèrent en moins d'un quart dheure, garèrent lAlfa près du trottoir devant le logement du prêtre et descendirent de la voiture.
Castillo lança un rapide coup d'œil panoramique aux environs.
Lappartement du Père Juan faisait partie dun immeuble de logements sociaux assez classiques des quartiers populaires : cinq étages de murs rougeâtres presque entièrement barbouillés par des graffeurs improvisés ; de nombreuses vitres brisées ; des paraboles accrochées aux balcons, parfois avec du scotch ; et le volume des télévisions bien au-dessus des règles implicites de bon voisinage.
Depuis de nombreuses fenêtres, s'agitaient tels des étendards fatigués des vêtements de toute sorte, étendus négligemment à lair libre.
Castillo ne put éviter de penser que le Père Juan aimait de toute évidence vivre au contact de ces gens.
Les cris joyeux des enfants qui jouaient dans la cour intérieure alternaient avec les hurlements presque hargneux des mères qui les cherchaient, en vain, pour quils rentrent et se protègent de la pluie.
Au sol, sur le trottoir, une tâche de sang séché était restée que les services environnementaux de Burgos navaient pas encore nettoyée.
Ils comptaient probablement sur laverse de laprès-midi.
« Un j...joli saut, il ny a pas à dire », dit Castillo, se tournant vers le Slave, qui était resté sur le trottoir, le regard tourné vers le parapet inférieur du balcon du troisième étage avec le journal local posé en guise de visière sur le front, pour éviter les gouttes dans les yeux.
Le Slave ne prononça pas un mot.
Il savait quil devait répondre à linspecteur uniquement dans le cas dune demande précise, qui ne tarda pas à arriver.
« Quen p...penses-tu ?
Le suicide dune personne que tout le monde aimait. Pauvre Père Juan. Qui sait ce qui lui est passé par la tête », répondit le jeune homme, en secouant la tête et en se rendant compte immédiatement de la banalité de cette affirmation.
Linspecteur leva le sourcil gauche, il croisa les bras sur sa poitrine et se tourna lentement vers lui.
« Apparemment, oui. Mais r...réfléchissons un instant. Quelle raison pourrait avoir une personne comme le Père Juan pour se jeter du t...troisième étage ? Cétait un homme respecté de la communauté, serein, pour ce que je connaissais de lui. Dailleurs, j...jai envie de dire que même lhypothèse selon laquelle il aurait été tué est difficilement soutenable : quels ennemis pouvait avoir une personne comme lui ? Je v...vais appeler la police pour savoir sils ont ouvert une enquête. »
Le Slave sétonna presque de la tranquillité avec laquelle Castillo sétait adressé à lui.
Habituellement, lors de ses rares interventions, linspecteur réagissait par leffet « allumette », senflammant rapidement, et séteignant tout aussi rapidement.
Mais les journées passées à la maison avaient dû lui faire du bien, ou peut-être, plus simplement, ne voulait-il pas commencer la semaine avec une discussion stérile.
Castillo sortit le téléphone de la poche latérale de son imperméable et composa le numéro du central de police de San José.
À la troisième sonnerie, Herreros répondit. Cétait un ancien policier de la brigade mobile qui était resté paralysé à vie, quelques années auparavant, suite à des échanges de coups de feu avec un clan de narcotrafiquants, et qui déambulait à présent dans un fauteuil roulant.
Il était lui aussi de Burgos et ami proche de Castillo bien avant dentrer dans la police ; cétait un homme de corpulence robuste et il portait une grosse barbe noire, qui servait disait-on à masquer une profonde cicatrice au couteau, souvenir de lun des nombreux affrontements avec la pègre de lAmérique centrale.
Il navait pas de famille et passait la majorité de ses soirées libres dans les brasseries de la capitale à discuter avec les gens quil rencontrait.
Il était depuis toujours connu de tous comme un homme bon, avec des yeux doux, renfrognés mais tendres, toujours pointés vers lhorizon, et la nouvelle de laccident ayant provoqué sa paralysie avait bouleversé tout le monde.