La jeune femme se réveilla en toussant, sappuyant avec peine sur les épaules de son ami pour réussir à redresser le dos, et cherchant lair à pleins poumons.
« Carmen, réveille-toi, je ten supplie ! ».
Les mains de Ronald tremblaient en raison de la tension qui sétait emparée de lui et sa voix semblait se répercuter sur le plafond haut du salon, malgré les échos de la musique diffusée par le DJ, qui arrivaient du rez-de-chaussée.
Carmen battit des paupières dans un état de semi-conscience, avant de relever le dos tout à coup et de vomir sur le tapis persan.
Ronald fit un bond en arrière pour ne pas être sali, retenant lui aussi un haut-le-cœur, tout en essayant de ne pas lâcher sa tête, qui semblait pouvoir se détacher dun moment à lautre, tellement le corps de la jeune femme était exempt de force.
« Ramène-moi chez moi, Ronald. Sil te plaît », fut la supplique de Carmen, bafouillée entre ses dents, le front perlant de sueur, les cheveux trempés et en désordre.
« Bien sûr, Carmen. Je te ramène tout de suite. »
Il souleva son amie à bout de bras, tout en soutenant sa nuque, puis il descendit lentement les escaliers, sentant augmenter le volume de la musique provenant du bas.
Il traversa la salle de bal du rez-de-chaussée le plus rapidement possible et il poursuivit fermement sur le sentier du parc, arrivant au parking épuisé et haletant.
Par chance, la Volvo qui, à larrivée, avait empêché Carmen de sortir était déjà repartie.
Il ouvrit la portière arrière de la Deux chevaux en grand, plaça délicatement Carmen sur le siège mouillé - le toit de la voiture était resté ouvert pendant toute la durée de lorage. Puis, il conduisit en direction de la maison de la jeune femme, lui demandant à voix basse de ne pas salir sa voiture, dans la mesure du possible.
À larrière, Carmen répondit par laffirmative, dun simple signe de tête, avant de sendormir dun coup avec un sourire étrange sur le visage, ivre comme elle ne lavait jamais été de toute sa vie.
Une fois arrivée à destination, accompagnée jusque sur le seuil par Ronald, elle réussit à grand peine à rentrer dans lappartement, enveloppée dans le silence de la nuit, avant de sécrouler dans son lit encore toute habillée.
Mar, penchée sur ses livres dans la chambre dà côté, ne se rendit compte de rien.
Elle sabandonna à des rêves agités, dont elle ne garderait aucun souvenir le lendemain.
Une enquête complexe
I wish I was a sailor with someone who waited for me
I wish I was as fortunate as fortunate as me
I wish I was a messenger and all the news was good.
(Pearl Jam)
Lundi.
Dès que les journées les plus froides de ce début de printemps passèrent, la grippe de Castillo passa elle aussi peu à peu.
Après sa période de repos, il était finalement prêt à retourner travailler, chargé dénergie et de bonnes résolutions.
Ce matin-là, il se leva rapidement, sortit en sifflant de la douche, se rasa en vitesse, saspergea daprès-rasage et décida de porter, comme pour célébrer son retour au travail, (cétait la première fois depuis de nombreuses années quil sabsentait deux semaines de suite), le costume de velours noir avec son gilet assorti, qui le faisait beaucoup ressembler à un vieux joueur de billard.
Cela lui plaisait, car, adepte de la goriziana [4] , il avait passé pendant ses études universitaires plus de temps sur la table verte que sur ses livres de jurisprudence.
Pour le petit déjeuner, Conchita lui prépara un café double accompagné de churros tout juste frits et Castillo la remercia dun baiser sonore sur la joue.
Elle, comme toujours, tenta de feindre lindifférence pour cette manifestation chaste daffection, mais elle fut trahie par son sourire de satisfaction mal dissimulé.
Cétait une femme encore charmante, avec ses yeux verts enchâssés dans un visage ovale, de longs cils noirs, les pommettes hautes et un sourire parfait.
Ses longs cheveux noirs descendaient avec souplesse sur ses épaules et quelques fils argentés commençaient à se montrer ça-et-là ; cela ne la préoccupait pas vraiment, ce qui ne faisait quaugmenter le sentiment de linspecteur Castillo, amoureux et fier du peu dimportance que sa femme attribuait aux questions dapparence.
« Me..merci, mon..mon amour », dit-il avec difficulté, enfonçant les dents dans le churro le plus doré et fermant les yeux à chaque bouchée pour en souligner la délicatesse.
« De rien, mon cher », répondit Conchita, lui tournant le dos pour ouvrir la fenêtre de la cuisine, certaine de trouver une averse dans ce ciel de plomb : son mari bégayait quand il pleuvait.
Et quand la pluie était particulièrement intense, comme ce matin-là, les mots semblaient même ne pas vouloir sortir de sa bouche.
Dans ces cas-là, la langue de Castillo se bloquait sur le palais, insensible aux efforts de linspecteur, avec une pointe de sadisme qui provoquait en lui une gêne indésirable, dont il se débarrassait uniquement en fermant violemment la bouche tout en serrant les mâchoires pendant quelques secondes, et en général en fermant en même temps les yeux.
Une opération compliquée mais efficace.
Mar et Carmen entrèrent presque en même temps dans la cuisine, toute deux encore engourdies par une nuit sans sommeil, lune en raison des révisions, lautre revenant dune fête universitaire pour le moins mouvementée et trop arrosée.
Elles saluèrent leurs parents dun baiser sur la joue simplement esquissé et sassirent en face lune de lautre.
Mar aimait passer une main dans ses cheveux courts, noirs de jais, que la plupart des gens ne croyait pas naturels ; elle avait un sourire solaire orné dune dentition digne dune publicité et deux joyaux verts à la place des yeux, héritage chromosomique évident provenant de sa mère.
Elle était la plus âgée et la différence physique entre les deux était flagrante ; à vingt-deux ans, cétait déjà une femme, dotée dune poitrine ronde et de fessiers toujours mis en valeur dans les vêtements serrés quelle aimait porter.
Castillo vivait cette situation non sans inquiétude, en raison du peu de confiance quil nourrissait à légard de la nouvelle génération. Cependant, il sefforçait de se rassurer en pensant aux excellents résultats scolaires de sa fille qui, selon ses critères implacables, était très intelligente.
Carmen, en revanche, portait encore les traits de ladolescence et à vingt ans, contrairement à la majorité des personnes de son âge, elle navait pas encore terminé sa croissance.
Ses seins étaient à peine dessinés, elle faisait presque dix centimètres de moins que sa sœur et pesait vingt kilos de moins.
Sur son visage, aux traits durs soulignés par sa maigreur quelque peu excessive, ressortaient de curieuses taches de rousseur concentrées surtout sur les joues ; ses cheveux longs et ondulés, mal entretenus, contribuaient à créer un personnage non conventionnel quelle aimait interpréter en-dehors de chez elle, notamment dans les occasions où elle réussissait à se joindre à Mar et ses amis.
« N...nuit chargée, les filles ? », demanda Castillo, avant de boire son café bouillant à petites gorgées qui, après des journées de grippe accompagnées de tristes tisanes curatives, lui sembla meilleur que jamais.