Nicky Persico
La Danse des Ombres
Traduit par Marie Geneix
Copyright © 2019 - Nicky Persico
À tous ceux qui sont en chemin
Un jour
que le monde ne me plaisait pas
jai inventé le mien.
Et cest dans ce monde que je vis.
Chaque jour, au crépuscule, le passage du temps se prend à ralentir.
Avant que lobscurité ne commence à tomber, telle la neige recouvrant toute chose, la lumière décline et se répand doucement sur les villes, sur les chats de gouttière, sur les peupliers, sur les tilleuls, sur les plages, sur les forêts, sur les automobiles, sur les campagnes, sur les livres, sur les garçons à mobylette, et sur leau qui, en tout lieu, en reflète et démultiplie les couleurs.
Dans les maisons, chaque fenêtre devient chatoyante et annonce la nuit imminente.
Enfin, lhorizon sembrase dorange et de bleu pour ensuite virer lentement à loutremer.
Le crépuscule est le moment propice aux pensées, aux souvenirs, aux soupirs profonds et aux respirations suspendues. Sil était possible de les compter, lon découvrirait que cest à ce moment que, dans le monde, dinnombrables regards sont tournés vers le ciel.
Tout apparaît alors à lapogée de sa beauté, même les zones anonymes et inhospitalières regorgeant dusines entassées aux confins des grandes villes, quand le parfum dune légère brise envahit les immenses boulevards sans âme, déserts et désormais silencieux.
Cest précisément et exactement là, en ce jour de mai finissant, au centre dune immense aire de livraison désertée, que se tenait, droit et immobile dans la lumière du couchant, un homme élégant, emmitouflé dans un manteau impeccablement boutonné, à côté dune vieille automobile rutilante quil venait de garer au centre de cet océan dasphalte gris.
Il inspira profondément, plongé dans le silence, silence seulement rompu par quelques feuilles de journal qui essayaient en vain de senvoler, puis il expira lentement.
Il ouvrit la portière et tout en fléchissant les jambes, il se pencha dans lhabitacle. Il ferma ensuite les yeux, posa ses poings sur le siège, et respira à pleins poumons lodeur qui sen dégageait.
Puis se redressant, il regarda tout autour de lui, retira délicatement une petite bouteille dun renfoncement entre les sièges avant, la glissa dans sa poche, et sortit: après avoir refermé la portière avec douceur, il passa délicatement la main sur la carrosserie.
Enfin, il se retourna et séloigna à faible allure. Sans jamais regarder en arrière, il atteignit lextrémité de linterminable esplanade. Il disparut derrière un mur gris lézardé et emprunta une voie immense délimitée par des tôles ondulées rouillées par le temps.
Au bout de quelques minutes, lobscurité se mit peu à peu à moucheter le paysage, telle de la poussière de cendres, et à en voiler la visibilité: soudain apparurent les grands cônes lumineux des réverbères et, dans le ciel, des lumières rouges spectrales signalant les tours devenues invisibles.
Les yeux rivés vers le sol, lhomme, nommé Asdrubale, observait ses propres pas qui résonnaient clairement dans le silence à lentour, percevant nettement le rythme alterné du pied droit et du pied gauche: il ny avait aucun autre bruit, en ce jour désormais devenu nuit, hormis lécho feutré du vacarme de la ville dans le lointain.
Dans son esprit également, les questionnements sétaient tus. Les réponses, dès lors, navaient plus aucune importance et sétaient dissoutes jusquà disparaître, inutiles à présent.
Tout semblait nouveau, limpide, frais et léger. Comme jamais auparavant.
Ce soir, cétait la dernière fois. Avec amour et gratitude, il avait déposé une caresse sur cette vieille automobile avec laquelle il avait parcouru durant des années les mêmes rocades inhospitalières et tristes en hiver, à labri et au chaud dans lhabitacle, pendant que la radio réchauffait son âme en le maintenant en contact avec le monde. Et en été, à lapproche de la nuit, il sy était tant de fois laissé aller à des rêveries, fenêtres et yeux grand ouverts, absorbé par les lumières qui constellaient lhorizon.
Cette voiture avait été son univers, son refuge, une compagne aimable et rassurante. Elle avait toujours exigé si peu en échange, et navait jamais posé de questions. Elle devait certainement avoir une âme: tout du moins il lavait toujours pensé, presque honteux, en secret. Et un jour il sétait même mis à le croire. Un matin, alors quil conduisait, il sarma de courage et lui parla. Dun coup, il se sentit, à sa grande surprise, soulagé dun poids.
À bien des égards, cette ultime caresse donnée avec douceur avant son départ, à la nuit tombée, serait apparue comme une évidence aux yeux de quiconque: il sagissait là dun tendre adieu.
Peu de temps après, la même chose lui était arrivée, avec un stylo.
Ce dernier était en sa possession depuis maintenant des années: il gardait un souvenir ma foi très précis de cet anniversaire qui len avait rendu propriétaire. La bakélite du stylo affichait désormais de nombreux signes dusure, preuve de son indicible et précieux sacrifice. Il se surprit un matin à lobserver et à éprouver de la culpabilité, pour toutes ces fois où, injustement, il lavait considéré comme un simple objet, et se souvint du désarroi quil éprouva le jour où il le perdit, sentendant se lamenter, les yeux baissés: «Oh stylo, mon stylo, qui sait à quel point tu te sens seul et à quel point tu souffres...Tu as sûrement dû te demander comment jai pu toublier. Pardon. Pardon. Je te demande pardon.»
Et ainsi, jour après jour, objet après objet, il commença progressivement à sattacher aux choses comme si elles étaient vivantes, parfois même davantage quaux humains, sétant convaincu que les objets avait plus de cœur encore.
Il avait atteint un point tel quun jour où la voiture était en panne, il alla jusquà dire quelle était malade et quil fallait lexaminer: il avait presque voulu lamener à lhôpital plutôt que chez le mécanicien.
Ayant pris conscience de cela, il dut commencer à dissimuler et à modérer ses transports, car personne naurait compris un tel comportement.
Et lui, pourtant, aimait vraiment les objets. Comment aurait-il pu en être autrement?
La voiture, par exemple: ils avaient vécu tant daventures ensemble. Au cours de cette vie sans saveur, souvent injuste, dure et ingrate.
Comment oublier ces aurores incandescentes, sur les routes fréquentées et ennuyeuses, où il rêvait à sen couper le souffle, à mille et une aventures? Au sec alors quil pleuvait à verse, à labri du vent lors des tempêtes déchaînées, au chaud lorsquil gelait et au frais sous la chaleur étouffante: cétait toujours elle qui le protégeait dans ce monde inhospitalier, quand, certains soirs comme ce soir, la ville, là dans le lointain, ressemblait à un grand vaisseau spatial brillant de mille feux, venu don ne sait quelle planète.
Oui, il sétait véritablement pris daffection pour les objets. Les gens pouvaient bien lui dire quil était devenu fou, sils le souhaitaient. Lui savait pertinemment, du reste, à quel point les gens croyaient naïvement valoir mieux que les objets. Et pourtant, il nen est rien. Il suffit de regarder ce qui se passe autour de soi: ce sont bel et bien les humains qui font des choses révoltantes.