« Il est, en effet, impensable et dangereux même, de penser autrement », rétorquai-je sévèrement. Jâallais compléter en lui avouant une menace plus grande encore, quand je songeai à nouveau à son puissant protecteur qui, je lâavais désormais compris, partageait ses mauvaises pensées, et je me tus.
Lâavocat profita de mon silence pour répondre : « Cependant, mon juste seigneur, une interprétation modérée du Canon Episcopi, indiquerait-il, sans doute, que nos ancêtres étaient des ignorants ? Il est possible que jusquâau onzième siècle, depuis que la torture fut mise hors-la-loi et que lâon garantit un procès équitable à tous les inculpés », Ponzinibio, me regardant droit dans les yeux, ajusta le ton, « les sorcières et les sorciers nâétaient plus quâun phénomène de second ordre et quâau contraire, son nombre nâa fait quâaugmenter ensuite, pour représenter aujourdâhui un des pires dangers ? Ce qui semble le remède nâen deviendra-t-il pas la cause ? Comme je le disais, qui pourrait résister à la douleur ou, à son présage, même, sans sâavouer coupable ? Est-il possible que ces derniers siècles, où tant de monde a glorifié la sagesse, aient vu la déchéance de la raison, gloire du Christianisme du premier millénaire ? » Il conclut enfin : « Monseigneur Micheli prie pour vous et exprime le désir ardent de vous voir, monsieur le Juge Général. Il vous attend jeudi prochain chez lui, deux heures avant le lever du soleil. Que puis-je lui dire ? »
« Mon obéissance à lâégard de son excellence est absolue. Faites-en lui part, et dites-lui que je viendrai. »
Chapitre III
Câétait le lendemain matin, mardi, deux jours avant mon rendez-vous avec lâévêque Micheli.
Jâaccomplissais une tâche importante, sûrement sous une injonction papale puisquâelle me fut personnellement assignée par lâexcellent Turibio Fiorilli, prince de Biancacroce, son porte-parole séculier.
Jâespère pouvoir mâacquitter de cette charge avant le premier après-midi, pour pouvoir me rendre ensuite chez Mora, comme je le lui avais promis, une femme du peuple beaucoup plus jeune que moi, à peine vingt-trois ans accomplis, des cheveux noirs et épais, un visage et un physique de nymphe, que jâentretenais secrètement et avec qui je forniquais, sans jamais lâavouer par crainte des punitions draconiennes. Car je ne savais pas à qui me confier, le confessionnal nâétant pas encore institué à cette époque, alors que ce mécanisme, après le Concile de Trente, aurait assuré un certain anonymat au pénitent.
Toutefois, je ne croyais pas pouvoir accomplir mon devoir à temps pour retrouver ma Mora, même avec du retard.
Jâéprouvai une inquiétude confuse.
Il y avait avec moi un de mes juges a latere, Venerio Salati, six gendarmes dâescorte tandis que Angelo Rissoni, lieutenant commandant de la Garde du Tribunal, écartait branches et broussailles de son épée pour nous frayer un chemin. Nous progressions à pied dans le ventre dense dâune forêt obscure.
Nous savions tous que les problèmes de lâEglise auraient finalement trouvé une solution si nous avions réussi notre entreprise: lâhérésie protestante se serait éteinte rouvrant un splendide couloir évangélique à la population chrétienne, finalement réunie.
Mon âme était donc emplie dâune immense joie, comme celle de chacun, comme les paroles prononcées par les gardes et mon assistant le laissaient entendre. Ce contentement parvenait à calmer notre anxiété : personne dâentre nous ne connaissait le chemin à suivre et avançait donc à tâtons. Rissoni restait silencieux, absorbé par sa responsabilité de chef de file: les marais nâétaient pas loin quâil fallait dâabord éviter avant de finalement atteindre lâobjectif.
Je me souviens de la sueur sur mon front, des gouttes que je devais perpétuellement éponger de ma manche gauche, tandis que de la main droite, jâétreignais, comme tous les autres, lâépée dégainée, car nous savions que les loups et les onces étaient à lâaffut.
Mon ancien supérieur le chevalier Astolfo Rinaldi, désormais majordome anobli de sa Sainteté, nous attendait le long du chemin pour nous donner les dernières instructions ; mais personne de nous ne savait où nous lâaurions rencontré ; on nous avait dit que lui-même nous aurait retrouvé, le moment voulu. Un tel secret entourait cette opération dont nous-mêmes ne pouvions connaître toutes les phases.
Malgré une longue marche, nous nâapercevions toujours pas le bout de cette forêt épaisse. Je levai le regard et remarquai au travers des entrelacs de feuillages, que le soleil était désormais au zénith. Il était évident quâil ne me serait plus possible de rendre visite à ma Mora ce jour-là .
Câest avec ces pensées que je vis le lieutenant commandant sâenfoncer dans le terrain avant de disparaître, en un instant: des sables mouvants ! Câest en vain que deux gendarmes et moi-même tentâmes de le rejoindre, dâabord en plongeant les bras dans la fange, en équilibre à la frontière du sol ferme, puis remuant les sables diaboliques à lâaide dâune longue branche trouvée sur place : lâofficier sâétait trop enfoncé.
âLa porte de lâenfer!â, ne put sâempêcher dâhurler le fonctionnaire, vice commandant de lâescouade : « Il est dans les mains du diab⦠»
Je le fis taire dâun regard glacé et lui soupirai: âPrend le commandement de lâescorte! En tête de file, vite, et trouve-nous un autre chemin. »
Il obéit, même si son expression et sa démarche chancelante, trahirent sa mauvaise volonté.
Jâadressai à tous un « Courage et confiance ! » et dirigeai vers chacun dâeux, un regard résolu et altier.
âOrgueil!â, entendis-je alors résonner dans ma tête. Je regardai alentour, pour voir si les autres aussi lâavaient entendu, mais personne ne réagit ; je frémis : qui avait donc parlé ?
Suivant la nouvelle direction et pas mal de temps après, presque au crépuscule, nous rencontrâmes le chevalier Rinaldi, tout seul, dans une petite clairière. « Par-là », dit-il, nous indiquant du doigt notre gauche, dans la direction dâun sentier qui sâouvrait, à peu de distance de nous, parmi des ronces hautes et touffues. Puis sans rien dire dâautre et après mâavoir lancé un regard de haine et comme sâil me craignait, sâenfuit dans la direction opposée.
Très vite, ce chemin nous mena finalement, sur une plage de sable très clair, presque blanc, face à la mer.
Nous avions tous été choisis parmi les nageurs car nous avions lâordre, une fois arrivés, de nous immerger et de prendre le large où la barque de Pierre, invisible du littoral, nous attendait.
Nous abandonnâmes donc les armes sur le sable, pénétrâmes dans lâeau et commençâmes à nager. Le soleil commençait à se coucher et lâeau devint bientôt couleur de lâorange ; et ce nâest quâalors que nous vîmes avec beaucoup de dégoût, des serpents et dâautres reptiles dégoûtants tout autour de nous, à fleur de lâeau et nous sentîmes les assauts dâautres sur nos jambes et sur le dos. Il sâen fallut de peu quâun menu serpenteau à rayures jaunes et vertes, pas plus long que mon doigt majeur, ne mâentra dans la bouche. Comme si cela nâétait pas assez, des nuées de moustiques nous assaillirent, de nombreux se posant sur nos fronts et sur nos oreilles pour en sucer le sang. Priant et nous exhortant les uns les autres, nous poursuivions ; et tout à coup, nous découvrîmes à notre très douloureuse surprise quâau lieu de la barque de Pierre, une autre rive nous attendait : non pas la Mer de la Pureté que le Pape nous avait assigné comme destination et qui eût du envelopper nos corps, mais au lieu de cela, une grande lagune dâeau saumâtre tout autour.