Elvira avait été capturée et emprisonnée selon la pratique. Le chef des gendarmes, flanqué de deux gardes armés et dâun inquisiteur dominicain, avait frappé à sa porte. A peine ouverte, ils lâavaient bâillonnée sans même lui laisser le temps de parler, puis ligotée et conduite à Rome et là , elle fut emprisonnée et mise au pain et à lâeau dans une cellule de lâInquisition, en attendant dâêtre jugée. Une fois la condamnation religieuse prononcée, elle nous avait été livrée pour être soumise au procès séculier, où étaient présents, outre Rinaldi et moi-même, lâinquisiteur et les deux témoins, Brunacci et le curé, que nous avions déjà interrogés. Lâinculpée ne pouvait pas nous voir, par contre nous étions à même de la voir et lui parler par des ouvertures prévues. Lâinculpée avait déjà été ligotée, nue, et de telle sorte à pouvoir atteindre, après quelques torsions, chaque partie de son corps. Sitôt quâelle eût entendu ma voix et avant même que je la menaçai de la torturer, Elvira avait tout avoué. Je nâen fus pas surpris, nous savions quâelle avait fait pareil face à lâInquisition. Elle mâavait dit que câétait désormais depuis ses quatorze ans quâelle était sorcière et, répondant à mes questions précises selon la casuistique du Marteau des Sorcières, elle avait reconnu avoir tué et malmené du bétail et des cultures ; dâêtre lâassassin dâhommes et de jeunes garçons ; quâelle se lubrifiait le con avec une graisse thaumaturgique, quâelle y enfilait le manche dâun balai et que câest grâce à ces artifices quâelle volait au sabbat du diable, auquel participait le prince noir en personne, quâelle et dâautres scélérates lây adoraient ; et que le malin, après que lâassistant à lâarrière lui eût levé la queue et chaque personne présente rendu hommage comme attendu en lui baisant le troufignon pestilentiel, sâaccouplait avec chacune des sorcières, selon et à la fois contre toute nature, à lâaide de son organe mâle fourchu ; et quâelle, envoûteuse, tenait dans une cage, ce que personne hormis le diable et elle-même ne pouvait voir, les membres virils de tous les hommes quâelle avait ensorcelés, plus de vingt, et qui se mouvaient comme des oiseaux vivants et mangeaient de lâavoine et du blé ; et que le diable venait de temps en temps admirer chez elle, pour sâamuser. Je lui demandai finalement si Lucifer sâétait manifesté à elle sous les traits fameux du « beau Ludovic », câest-à -dire tel un « homme dans chaque partie de son corps sauf les pieds, qui eux, ressemblaient toujours à des pattes dâoie, complètement retournées, lâavant en arrière et lâarrière en avant ». Elle avait répondu que oui. Reconnue coupable de péchés de même que de méfaits de toutes sortes, et en premiers, lâhomicide et la mutilation de chrétiens, comment eût-on pu ne pas la brûler ? Cependant, ayant avoué sans délai, on lui avait accordé la grande miséricorde dâêtre étranglée avant de faire partir le feu. Malgré cela, une fois contre le mât et juste avant que le bourreau ne la strangulât avec la corde qui lui serrait la gorge, elle nous maudissait tous. Je ne mâétais alors pas donné beaucoup de peine, je savais que lâaveu représentait lâépreuve suprême ; mais, comme toujours, je me montrai fier du bon service rendu à Dieu et, ainsi, à la mémoire de ma mère.
Jâétais tellement convaincu du très grave danger que représentait la sorcellerie que, plus tard, en 1525, je publiai un Traité des Sortilèges, en guise dâillustration et dâavertissement. Cette Åuvre avait augmenté, hélas ! ma bonne réputation auprès de lâInquisition papale monastique. Au nom de la vérité, je dois néanmoins ajouter quâen exprimant mes doléances, je nâai pas voulu dire que les phénomènes diaboliques nâétaient ou ne soient, quâune simple apparence. Au contraire, moi-même, jâassistai une fois, en personne, glacé, à un phénomène de possession évident, que je raconterai plus loin ; câest certainement un procès, dont je parlerai aussi, qui compta les inculpés parmi les plus sûrs serviteurs de Satan. Je suis désormais convaincu cependant que, pour une grande partie, les sorcières et sorciers ne furent pas tels que je les vis et quâen conséquence, je me trompai presquâà chaque fois.
Chapitre II
Le doute commença à naitre cinq ans après la publication de mon livre.
Câétait le deuxième après-midi dâune journée tiède de fin dâhiver, qui finissait. Avant de prendre la direction de ma maison, à pieds comme de coutume, je mâétais arrêté au marché alimentaire et textile qui occupait toute la place du tribunal. Câétait lâheure à laquelle on commence à replier les tréteaux et à offrir la marchandise à meilleur prix. Je mâachetai une poularde vivante, que je fis occire et me lâemmenai à la maison en bandoulière, la tenant par les pattes de la main droite, tandis que de la gauche, je serrais la poignée de mon épée, comme à chaque fois que je paradais. Je voulais paraître fier et puissant, comme toujours, sans sembler embarrassé par ce volatile ; et, comme attendu, chacun mâavait salué de la main et autant du couvre-chef, tant sur la place que sur le reste du chemin, sauf ⦠Eh bien, un gamin méconnu et couvert de haillons trempés, qui, quand je fus presque arrivé au portail de ma maison, à défaut de sâêtre esquivé, mâavait même bousculé, sâencourant sans demander pardon, ignorant mon indignation : « Holà ! Holà ! ». Pire encore, alors quâil était éloigné de plusieurs enjambées et perdu dans la foule, jâavais dû subir de ce deux fois rien, le vil déshonneur dâune bruyante éructation. Ce nâest quâaprès que je compris que câétait le Ciel qui mâen voulait de mon arrogance et que câétait sans doute aussi un signe précurseur de la visite qui sâensuivit, peu de temps après ; mais au moment-même, jâétais meurtri. Une fois chez moi, dans mon appartement près du tribunal où jâhabitais seul avec un serviteur, je chassai ma colère en mâaspergeant la tête dâeau froide et le priai de veiller à ce que la poularde fût rôtie comme il le fallait. Ce nâétait pas la saison, sans quoi je lâeusse enjoint de la frire dans le jus de ce fruit tout nouveau que certains appellent la pomme dâor mais qui, une fois à maturité, est dâun rouge feu, si bien que, comme me lâavait expliqué un espion quelques mois auparavant, le petit peuple, qui, pour autant quâil sache que personne ne puisse lâentendre, a coutume dâappeler ce plat délicieux : « poulet à la diable » ou, dans le dialecte de la plèbe romaine, « er pollo a la dimonia »1 ; mais les experts en démonologie que jâavais immédiatement conviés à goûter ce mets avec le dernier scrupule, avaient, à plusieurs reprises, conclu que le démon nâavait pas élu domicile dans ce délicieux plat et que tout chrétien pouvait en manger sans pécher, fût-ce du bout des lèvres.
Jâenfilai ma robe de chambre à mon aise, je mâassis confortablement sur le banc de mon bureau en attendant le dîner et me préparais à reprendre la lecture de Roland Furieux, quand on frappa soudain à la porte.