Elle est arrivée ici avec deux ou trois cent mille francs grappillés discrètement dans les bureaux. Elle a fait au Bois une telle poussière, que vous auriez dit que la reine de Saba venait de débarquer à Paris. En moins d'une année, elle a fait parler de ses chevaux, de ses toilettes et de son mobilier, sans qu'on pût rien dire de positif sur sa conduite. Moi qui vous parle, je lui ai donné des soins pendant dix-huit mois avant d'apercevoir le bout de l'oreille. J'aurais gardé longtemps mes illusions, si le hasard ne m'avait mis en présence de son mari. Il tomba chez elle, avec sa malle, un jour que j'y étais en visite. C'était dans les premiers jours de 1850, il y a trois ans, ou peu s'en faut. Le pauvre diable arrivait de Terre-Neuve, avec un pied de hâle sur la figure. Il repartait à la fin du mois pour une station de cinq ans dans les mers de la Chine, et il trouvait naturel d'embrasser sa femme entre les deux voyages. La livrée de ses gens lui fit cligner les yeux, et il fut ébloui des splendeurs de son mobilier. Mais, lorsqu'il vit apparaître sa chère Honorine dans une petite toilette du matin qui représentait deux ou trois années de sa solde, il oublia de tomber dans ses bras, vira de bord sans dire un mot, et fit porter ses bagages au chemin de fer de Lyon. C'est ainsi que M. Chermidy m'a fait entrer dans la confidence de madame. J'en ai bien appris d'autres par le comte de Villanera.
Arrivons-nous? demanda le duc.
Un instant de patience. Mme Chermidy avait distingué don Diego quelque temps avant l'arrivée du mari. Elle était sa voisine au balcon des Italiens, loge à loge, et elle sut le regarder avec de tels yeux qu'il se fit présenter chez elle. Tous les hommes vous diront que son salon est un des plus agréables de Paris, quoiqu'on n'y rencontre jamais une autre femme que la maîtresse de la maison. Mais elle se multiplie. Le comte se passionna pour elle, par le même esprit d'émulation qui avait perdu le malheureux Chermidy. Il l'aima d'autant plus aveuglément qu'elle lui laissa tous les honneurs de la guerre et parut céder à un penchant irrésistible qui la jetait dans ses bras. L'homme le plus spirituel se laisse prendre à cette amorce, et il n'y a point de scepticisme qui tienne contre la comédie de l'amour vrai. Don Diego n'est pas un étourdi sans expérience. S'il avait deviné un motif d'intérêt, surpris un mouvement calculé, il se mettait en garde, et tout était perdu. Mais la fine mouche poussa l'habileté jusqu'à l'héroïsme. Elle épuisa toutes les ressources de son budget et employa son dernier sou à faire croire au comte qu'elle l'aimait pour lui. Elle exposa même sa réputation, dont elle avait pris tant de soin, et elle se serait compromise follement, s'il n'y eût mis bon ordre. La comtesse douairière de Villanera, une sainte femme, belle de vieillesse et de roideur, et semblable à un portrait de Vélasquez échappé du cadre, eut connaissance des amours de son fils, et n'y trouva rien à redire. Elle aimait mieux le voir lié à une femme du monde que perdu dans les plaisirs faciles où l'on se ruine et l'on s'avilit.
La délicatesse de Mme Chermidy était si chatouilleuse, que don Diego ne put jamais lui donner une bagatelle. La première chose qu'elle accepta de lui, après un an d'intimité, fut une inscription de quarante mille francs de rente. Elle était grosse d'un fils qui naquit en novembre 1850. Maintenant, monsieur le duc, nous sommes au coeur de la question.
Mme Chermidy a fait ses couches au village de la Bretèche-Saint-Nom, derrière Saint-Germain. J'étais là. Don Diego, ignorant nos lois et croyant que tout est permis aux personnes de sa condition, voulait reconnaître l'enfant. Les aînés de la famille Villanera sont marquis de los Montes de Hierro. Je lui expliquai l'axiome de droit: Is pater est, et je lui prouvai que son fils devait s'appeler Chermidy ou ne pas s'appeler du tout. Le commandant avait traversé Paris au mois de janvier, juste à point pour sauver les apparences. Nous délibérions auprès du lit de l'accouchée. Elle s'écria que son mari la tuerait infailliblement si elle essayait de lui imposer cette paternité légale. Le comte ajouta que le marquis de los Montes de Hierro ne consentirait jamais à signer Chermidy. Bref, je déclarai l'enfant à la mairie sous le nom de Gomez, né de parents inconnus.
Le jeune père, heureux et malheureux à la fois, a fait part de cet événement à la vénérable comtesse. Elle a voulu voir l'enfant, elle se l'est fait apporter, et on l'élève auprès d'elle, dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré. Il a deux ans; il vient bien, et il ressemble déjà aux vingt-quatre générations des Villanera. Don Diego adore son fils; il ne se console pas de voir en lui un enfant sans nom, et, qui pis est, adultérin. Mme Chermidy serait femme à remuer des montagnes pour assurer à son héritier le nom et la fortune des Villanera. Mais la plus à plaindre est la pauvre douairière. Elle prévoit que don Diego ne se mariera pas, de peur de déshériter son fils bien-aimé; qu'il dénaturera sa fortune pour la lui rendre en main propre; qu'il vendra les terres de la famille, et que de ce beau nom et de ces grands domaines, il ne restera rien au bout de cinquante ans.
Dans cette extrémité, Mme Chermidy a trouvé un trait de génie. Elle a dit à don Diego: «Mariez-vous. Cherchez une femme dans la première noblesse de France, et obtenez que, par l'acte du mariage, elle reconnaisse votre enfant comme sien. A cette condition, le petit Gomez sera votre fils légitime, noble de père et de mère, héritier de tous vos biens d'Espagne. Ne songez pas à moi: je m'immole.»
Le comte a soumis ce projet à sa mère; elle signera des deux mains. La noble femme a perdu ses illusions sur Mme Chermidy, qui coûte plus de quatre millions à don Diego, et qui parle de se retirer dans une chaumière pour pleurer son bonheur en pensant à son fils! M. de Villanera est dupe de cette fausse résignation. Il croirait commettre un crime en abandonnant une héroïne de l'amour maternel. Enfin, pour imposer silence à ses scrupules, Mme Chermidy lui a soufflé quatre mots à l'oreille: «Mariez-vous pour quelque temps. Le docteur vous cherchera une femme parmi ses malades.» J'ai pensé à Mlle de La Tour d'Embleuse, et je me suis ouvert à vous, monsieur le duc. Ce mariage, si étrange qu'il paraisse à première vue, et quoiqu'il vous donne un petit-fils qui n'est pas de votre sang, assure à Mlle Germaine une fin douce et une prolongation d'existence; il sauve la vie à Mme la duchesse, et enfin.
Il me donne cinquante mille livres de rente, n'est-ce pas? Eh bien, cher docteur, je vous remercie. Dites à M. de Villanera que je suis son serviteur. Ma fille est peut-être à enterrer, mais elle n'est pas à vendre.
Monsieur le duc, c'est un marché que je vous propose, mais si je le croyais indigne d'un galant homme, je ne m'en mêlerais pas, croyez-le bien.
Parbleu! docteur, chacun entend l'honneur à sa manière. Nous avons l'honneur du soldat, l'honneur du boutiquier, et l'honneur du gentilhomme, qui ne me permet pas d'être le grand-père du petit Chermidy. Ah! M. de Villanera prétend légitimer ses bâtards! C'est du Louis XIV tout pur; mais nous sommes alliés à la famille de Saint-Simon! Cinquante mille francs de rente! j'en ai eu cent vingt mille, monsieur, sans avoir jamais rien fait, ni bien, ni mal. Je ne me dérangerai pas des traditions de mes ancêtres pour en gagner cinquante!
Veuillez remarquer, monsieur le duc, que la famille de Villanera est digne de s'allier à la vôtre. Le monde n'aura rien à dire.
Il ne manquerait plus que de m'offrir un gendre roturier! J'avoue qu'en toute autre circonstance don Diego Gomez de Villanera serait bien mon fait. Il est né, et j'ai entendu louer sa famille et sa personne. Mais que diable! je ne veux pas qu'on dise: Mlle de La Tour d'Embleuse avait un fils de deux ans le jour de son mariage!