Dotchov, à ces mots, se leva terriblement pâle; cependant il eut la force de serrer sur son coeur le loqueteux avec la joie d'un père retrouvant son enfant.
Dieu soit loué, Cyrille, je te retrouve. On te croyait mort! Et je t'ai pleuré longtemps, fidèle compagnon de ma jeunesse!
Dotchov se rassied, car ses vieilles jambes n'ont plus la force de le supporter après une émotion semblable!
Mais parle! parle! dit-il à Cyrille. Raconte-nous ton histoire. Tu as donc échappé, toi aussi, aux bachi-bouzouks? Je croyais qu'ils t'avaient fusillé, ce jour maudit
Est-ce le moment de parler? demanda Cyrille, à Athanase.
Après le mouton dit Athanase.
Alors Athanase fait servir le mouton. Le pope Goïo s'est tranché un morceau avec le cimeterre du sultan, et le dévore après un rapide signe de croix orthodoxe. Dotchov a fait une place près de lui à Cyrille, célèbre pour ses malheurs. Et, en dépeçant la viande odoriférante, avec leurs doigts, ils se renvoient vingt anecdotes du temps qu'ils couraient les grands bois du Balkan et de l'Istrandja pour échapper aux bachi-bouzouks.
Enfin, il y eut une distribution de raki; les filles qui dansaient le choro s'arrêtèrent et le gaïda se tut.
Voilà le moment! Voilà le moment! disait Vladimir en poussant Rouletabille au premier plan
Rouletabille s'étonnait:
Ces Bulgares paraissent tout à fait chez eux. Où sont les autorités turques du village? Ils ne les craignent donc pas?
Non, répliqua hâtivement Vladimir, les autorités sont mortes. Ils ont tué hier le kouet, et cinq zaptiés. Ils sont maintenant chez eux, entre eux, et tous prêts, hommes, femmes, enfants, à prendre la montagne. Ce soir, avant de quitter le village, ils doivent le brûler pour ne pas laisser cette besogne aux Turcs du moins c'est ce que j'ai compris, car j'ai voulu savoir pourquoi ils étaient si gais Mais écoutez! écoutez! c'est maintenant que l'affaire d'Athanase commence! Oh! regardez Athanase!
En effet, debout derrière le pope, Athanase, qui regardait le vieillard Dotchov, était épouvantable à voir. Ah! c'était une belle tête d'animal qui a faim et qui surveille sa proie!
On faisait cercle autour de Cyrille qui allait raconter une histoire de la guerre de l'Indépendance et qui s'essuyait la moustache et se libérait la bouche.
D'abord, commença-t-il, tu te rappelles, Dotchov, qu'un orage épouvantable s'était élevé la nuit dans la montagne et que le vent s'était engouffré dans la masure où Ivan le Charron et le père d'Athanase et moi nous nous étions réfugiés pour fuir les bachi-bouzouks après la dispersion des comitadjis. Ce vent s'était si bien engouffré par le trou qui donnait issue à la fumée que le foyer fut renversé, bouleversé et que le feu prit à la masure. Il fallut l'évacuer et passer la nuit sous la pluie et la grêle. Puis trois bergers vinrent nous trouver sous un bouleau et, après nous avoir nourris et réchauffés, nous engagèrent à gagner un autre chalet où nous trouverions l'hospitalité. Nous avons suivi le lit du torrent, tu te rappelles, et l'eau glacée nous faisait frissonner tu te rappelles tu te rappelles?
Comme si c'était hier, fit l'autre vieillard en hochant la tête et en frissonnant comme s'il était encore dans l'eau c'est là que je suis tombé dans un trou à truites et que j'ai failli me noyer
Justement, mais on n'a pas toujours pu suivre le lit du torrent; et alors l'empreinte de nos pas nous a dénoncés aux bachi-bouzouks cela très clairement.
Très clairement! c'est ce que j'ai toujours dit
Plus loin, on a fait la rencontre d'un ours.
Ah! oui, l'ours je vois l'ours.
Il cherchait des oeufs de fourmi et il était étonné de nous voir.
Je me rappelle tout à fait étonné
Ah! ah! s'écria Ivan le Charron, en se rapprochant l'ours! je lui ai jeté un bâton dans les jambes et il a été bien attrapé On ne pouvait pas tirer dessus, tu penses!
Enfin on a fini par arriver au chalet Le berger Neia nous avait accompagnés Rappelle-toi rappelle-toi, Dotchov
Oui, oui! Neia! le berger Neia! nous en avons souvent parlé avec Ivan.
Pauvre Neia!
On peut le plaindre En arrivant au chalet, Neia s'était enfoncé une épine dans le pied; ça, il faut s'en souvenir.
Oui, oui
Même qu'il nous a dit qu'il n'avait pas de chance que les Turcs lui avaient donné plus de vingt-cinq fois la bastonnade, qu'ils l'avaient fait agenouiller cinq fois, pour lui couper la tête et qu'ils l'avaient dépouillé quinze fois de tout ce qu'il possédait Mais il était surtout tourmenté d'être allé si peu à l'église et le père d'Athanase lui dit alors: «Console-toi, Neia, après une telle vie tu pourras passer aisément saint et martyr!» Et il répondit: «Surtout avec mon épine dans le pied!» Or tu te rappelles ce qui est arrivé à cause de cette épine?
Ma foi, non, Cyrille
Eh bien! il faut t'en souvenir C'est à cause d'elle que Neia n'a pu aller aux provisions au village et qui est-ce qui s'est risqué du côté du village? c'est toi, Dotchov!
Bien sûr! Il fallait bien que quelqu'un se dévouât
Sûr, ça ne pouvait être le père d'Athanase dont la tète avait été mise à prix: 10.000 piastres!
Oh! je me rappelle, j'ai rapporté du lait, du pain et du tabac!
Et tu étais gai et tu t'es mis à chanter en fumant ton chibouk parce que, disais-tu, le danger était passé et que tu apportais d'heureuses nouvelles: les bachi-bouzouks avaient abandonné la montagne et la route était libre vers le Nord-Ouest. Et puis la Serbie entrait en campagne et la Russie arrivait. Enfin! nous avions tout pour nous! Seulement, il fallait aller rejoindre les combattants. Le lendemain, nous sommes partis d'un pas allègre; nous laissions le berger derrière nous, sans nous douter de rien.
Oui, c'est Neia qui nous a trahis, je l'ai tué de ma propre main, fit Dotchov, à la première occasion.
On doit, en effet, tuer les traîtres, Dotchov On se mit donc en marche. En tête, comme toujours, venait le père d'Athanase qui était un fier homme, puis Ivan le Charron, puis moi, Cyrille, toi, Dotchov. Tu marchais le dernier, mais c'est toi qui nous disais par où il fallait passer, et c'est ainsi que nous arrivâmes devant le pré aux porchers, dont nous étions séparés par le torrent Alors, tu as crié à Athanase, père de l'Athanase que voici:
Il faut aller de l'autre côté si nous ne voulons plus rencontrer de bachi-bouzouks! Il faut traverser la passerelle! Est-ce vrai? Cette passerelle-là du pré aux porchers! Est-ce vrai, Dotchov?
Mais bien sûr que c'est vrai! Ivan est là pour le dire aussi bien que toi je n'ai jamais donné que de bons conseils
La passerelle paraissait neuve, elle était composée de deux poutres et d'une traverse; nous nous y engageâmes; mais elle céda tout de suite sous nos pas, et toi, qui étais le dernier, tu pus facilement t'en tirer, car tu t'es sauvé aussitôt, d'une façon effrénée, derrière un gros tronc d'arbre qui gisait à quelque distance.
Certainement, je me sauvais parce qu'on tirait des coups de fusil Est-ce vrai?
C'est vrai nous n'avions pas plus tôt mis le pied sur cette passerelle que plus de vingt coups de fusil partaient d'un bois voisin Le commandement de feu avait été donné en langue turque. Les bachi-bouzouks nous avaient heureusement ratés. Ivan parvint à s'enfuir; moi, j'avais glissé dans les eaux froides; les balles sifflaient toujours. Qu'était devenu Athanase? Je ne pouvais m'en rendre compte. Je parvins cependant à sortir de l'eau, à me jeter dans un taillis. Jamais de ma vie je n'avais eu si peur. Je me croyais sauvé. Je fis mes prières. Ce n'est que vingt-quatre heures plus tard que les bachi-bouzouks m'ont remis la main dessus. Que faisais-tu pendant ce temps-là, Dotchov, que faisais-tu?