L'agha ne bougea pas davantage.
L'interprète avait assisté à ce petit manège avec un grand air de sévérité. Il finit par dire aux jeunes gens:
Prenez-vous mon maître pour un mendiant?
Tu vois, dit Rouletabille à Vladimir. Tu nous fais faire des bêtises.
L'agha est froissé.
L'agha est froissé de ce que nous ne lui offrons pas une assez forte somme et parce qu'il est persuadé qu'il nous reste encore de l'argent!
Ma parole! je n'en ai plus! dit Rouletabille.
Si vous avez les quarante mille!
Oh! les quarante mille ne sont ni à toi, ni à moi! répliqua Rouletabille sans grande conviction et en secouant la tête avec bien peu d'énergie.
Non! répondit Vladimir, ils ne sont ni à vous, ni à moi, mais ils sont à La Candeur!
C'est pourtant vrai! acquiesça Rouletabille comme s'il faisait une grande découverte qui lui libérait la conscience Offre-lui donc ces quarante mille francs qui sont à La Candeur et qu'il nous fiche la paix! Aussi bien, si nous ne les lui offrons pas, il les prendra bien tout de même, car il doit être aussi bien renseigné sur ce que nous avons dans nos poches que sur ce que nous avons fait à Sofia!
Et il passa la liasse à Vladimir, qui alla la déposer près du narghilé.
Cette fois, l'agha posa son bout d'ambre sur la tablette, prit les billets, les compta, sourit à ces messieurs et leur fit savoir par le drogman qu'ils pouvaient partir, qu'ils étaient libres de continuer leur voyage comme ils l'entendaient et qu'il priait Allah de les garder de toute mauvaise rencontre.
Vladimir sortit de la tente en criant: «Vive La Candeur!» Rouletabille en criant: «Vive la Turquie!». Seul La Candeur ne cria rien du tout, et tous évitèrent de parler de la princesse Kochkaref, qui avait de si belles fourrures
V
COMBAT A MORT ENTRE ATHANASE KHETEW ET GAULOW ET DE CE QUI S'ENSUIVIT
La première préoccupation de Rouletabille fut de hâter la marche de la petite caravane pour rattraper Ivana qu'ils avaient tout à fait perdue de vue. Il se félicitait de la chance qui avait fait échapper la jeune fille aux irréguliers de l'agha, car il pensait bien que pour la fille du général Vilitchkov, les choses ne se seraient peut-être point passées de la même façon Il voulait absolument rattraper Ivana avant le soir et se désolait de ne point voir réapparaître sa silhouette. Il bousculait La Candeur et Vladimir. Ah! tout en détestant Ivana, il l'aimait encore!
Allons Vladimir! Allons! un peu plus vite! à quoi penses-tu, mon garçon!
Je pense, monsieur, répondait le jeune Slave, je pense que ces gens n'ont pu être si bien renseignés sur ce que nous avons fait à Sofia, et sur notre arrivée dans l'Istrandja et sur mes quarante mille francs que par Marko le Valaque!
Encore! s'écria La Candeur.
Il n'aurait pas commis une pareille infamie! dit Rouletabille.
Bah! ça le gênerait! dit Vladimir.
Il ne savait pas que tu avais une fortune sur toi, releva La Candeur.
Si, il le savait. Il se trouvait en même temps que moi chez «ma tante». Seulement on lui allongea vingt levas à lui, pendant qu'on m'en comptait quarante mille, à moi!
Diable! fit Rouletabille ça devient en effet intéressant car, certainement, nous avons eu quelqu'un contre nous et autour de nous, dans l'Istrandja
C'est Marko le Valaque! Je vous dis! Il a voulu nous faire arrêter par les Turcs pour entraver nos correspondances! et il nous a dénoncés! Il aura envoyé une dénonciation anonyme aux autorités d'Andrinople ou de Kirk-Kilissé qui ont fait prévenir l'agha! C'est clair comme le jour!
Voilà le soir qui tombe, et nous n'avons pas revu Mlle Vilitchkov fit Rouletabille en pressant les flancs de sa bête
Que le diable emporte la demoiselle! grogna La Candeur entre ses dents.
Kara-Selim y suffira! fit tout bas Vladimir.
Tais-toi! s'il t'entendait, Rouletabille te tuerait
Soudain, ils entendirent des coups de feu, un bruit de bataille et, à l'issue d'un étroit défilé, les reporters, Rouletabille en tête, aperçurent des flammes au-dessus d'un village. Rouletabille courait, courait; les autres suivirent et tous trois retrouvèrent à l'entrée du village Ivana qui semblait les attendre
Elle leur ordonna de descendre de cheval et les fit pénétrer hâtivement dans une maison dont la façade devait donner sur la place centrale, ou qui, en tout cas, n'en était pas éloignée. Ils traversèrent, derrière elle, plusieurs pièces, en courant, trouvèrent un escalier, s'y engagèrent et furent bientôt sur une terrasse contre les garde-fous de laquelle ils s'écrasèrent pour ne pas être atteints par les balles qui pleuvaient sur la place, du haut de la mosquée. De là, aplatis comme ils l'étaient, ils ne pouvaient être vus mais étaient placés au premier rang pour voir. Ils ne virent d'abord que ceci: Athanase aux prises avec Gaulow! cependant qu'autour d'eux Bulgares, et bachi-bouzouks se livraient un combat acharné.
Disons tout de suite que l'attitude de la jeune fille, en cette occasion, comme en beaucoup d'autres, parut de plus en plus louche à Rouletabille. Elle savait qu'Athanase était aux prises avec Gaulow et la farouche guerrière, l'ardente patriote qu'elle était consentait tout à coup à n'être que spectatrice du combat! Elle n'allait pas aider Khetew! Et elle attendait les jeunes gens à l'entrée du village pour leur faire suivre un chemin d'où ils pourraient voir le combat, mais gui les en éloignait, comme si elle avait peur d'un renfort pour Khetew!
Enfin voilà un événement bien extraordinaire! Dans une des premières rencontres que les siens, ses frères bulgares ont avec l'oppresseur turc, Ivana Vilitchkov, se contente de regarder! mais comme elle regardait! Ce qu'ils voyaient, du reste, avait une véritable grandeur héroïque.
Dans la nuit commençante, éclairée par les flammes du minaret comme par un gigantesque flambeau, deux hommes, au milieu de la place, se livraient un combat furieux. Ils étaient le centre et le pivot d'une lutte acharnée. Autour d'eux, soldats bulgares et bachi-bouzouks se fusillaient, se déchiraient, se taillaient en pièces. Il y avait cinquante engagements partiels, mais on ne voyait que celui-là! Les deux héros, Gaulow et Athanase, étaient montés sur des chevaux qui semblaient animés de la même haine que leurs maîtres et qui les portaient l'un contre l'autre avec une furie sans égale.
Les deux bêtes et les deux chefs se heurtaient avec une rage qui paraissait devoir, en un instant, les anéantir. On s'attendait, après le choc qui faisait trembler le sol de la place, à ce qu'ils roulassent tous quatre pour ne plus se relever, et l'esprit restait confondu de les voir se dégager pour courir autour de cette arène de carnage et se retrouver avec une force nouvelle!
Les sabres tournaient autour des têtes et s'abattaient pour les faucher, mais les bonds prodigieux des montures sauvaient les cavaliers d'un coup funeste, ou un cheval se cabrait, formant bouclier, et c'était à recommencer! On eût dit qu'ils étaient invulnérables tous deux, et tous deux ne cessaient de se frapper.
Ivana, haletante, regardait cette joute avec une passion qui touchait au délire.
Des interjections, des mots inarticulés, des phrases incompréhensibles s'échappaient de sa gorge râlante.
Dans son désordre, elle n'avait pas pris garde qu'elle avait saisi la main de Rouletabille et qu'elle la lui serrait avec plus ou moins de force suivant les phases du combat.