A la lueur d'un de ces coups de fusil, Rouletabille reconnut Vladimir qui paraissait l'un des plus acharnés poursuivants, aux côtés d'Athanase.
Ah! il est plus Bulgare qu'eux! jeta Rouletabille avec horreur.
Quand je te dis, Rouletabille! que nous ne comprendrons jamais ces gens-là et que nous ferions mieux de rentrer à Paris, bien sûr!
Tout à coup, il parut que les Bulgares avaient retrouvé la piste de Dotchov Le camp se vida; hommes, femmes, enfants, tous se précipitèrent dans la direction du village et toujours en tirant en l'air des coups de fusil et de revolver comme pour une fête joyeuse.
Il était vrai qu'ils avaient retrouvé Dotchov presque à l'entrée du village où il avait sa maison, dans laquelle il courut se barricader en appelant à l'aide ses serviteurs.
Vain et dernier effort. Athanase pénétra lui-même dans la maison d'où les serviteurs avaient fui, et, à la lueur d'un grand feu allumé sur la place, les reporters purent le voir traîner le vieillard sanglant à une fenêtre; Dotchov, dont le visage n'était plus qu'un horrible mélange de chair et de sang, leva encore les bras au ciel, demandant grâce, mais Athanase lui fit sauter le crâne avec un gros revolver, puis il jeta par la fenêtre le cadavre à la foule qui le déchiqueta. [Nous devons à la vérité de dire que les comités ne sont pas toujours aussi impitoyables dans leur vengeance et que, dans une circonstance presque semblable, Zacharie Stoïanov, qui devait devenir président de la Sobranié, pardonna au repentir de son ancien compagnon.]
IV
LES POMAKS ET L'AGHA
Rouletabille et La Candeur étaient revenus en hâte au pré des porchers où ils retrouvèrent Ivana assise tranquillement auprès du ruisseau. Elle avait assisté à la fameuse scène et n'en montrait pas le moindre émoi. Elle dit encore:
Cet Athanase Khetew est vraiment un homme! Vraiment un homme! il ira loin!
Rouletabille ne demandait qu'à quitter ce pays de sauvages. Il fit plier les tentes rapidement.
Nous ne sommes pas venus si loin, disait-il pour nous attarder aux petites histoires de famille de M. Athanase Khetew!
Vladimir apparut sur ces entrefaites. Il apportait des nouvelles d'Athanase. Celui-ci priait les jeunes gens de ne point l'attendre. Ils pouvaient reprendre tout seuls le chemin d'Almadjik; rien ne s'y opposait plus. Ils tomberaient dans «le courant» de l'armée bulgare et n'auraient qu'à se présenter à l'État-major de la première brigade qu'ils rencontreraient..,
Ivana s'était rapprochée Chose extraordinaire! elle paraissait inquiète.
Qu'est-il donc arrivé à Athanase Khetew? demanda-t-elle.
Tout simplement qu'un de ses cavaliers est venu le rejoindre, lui a parlé à l'oreille et qu'ils sont partis tous deux précipitamment, après m'avoir jeté les instructions que je vous ai transmises expliqua Vladimir.
Quel chemin ont-il pris? questionna fiévreusement Ivana.
A travers la forêt! Et Vladimir montrait la route du Sud
Courons derrière lui et tâchons de le rejoindre! s'écria-t-elle en sautant d'un bond sur son cheval.
Et pourquoi cela, s'il vous plaît? demanda très sèchement Rouletabille.
Eh! mon cher, parce qu'on lui aura certainement apporté des nouvelles de Gaulow! Sus à Gaulow, Rouletabille!
Le chemin du Sud le rapprochait des armées; Rouletabille ne vit aucun inconvénient à suivre l'impulsion d'Ivana. «Nous verrons bien jusqu'où ira ta traîtrise», murmurait-il. Mais ils n'avaient pas marché pendant une heure dans des chemins impossibles, qu'ils durent tous s'arrêter sur la prière des muletiers. Il faisait alors une nuit très noire. On n'y voyait goutte.
Que se passe-t-il donc, demanda-t-il à Vladimir mais aussitôt quelques torches de résine s'allumèrent et il s'aperçut que la petite troupe était entourée par toute une bande de pomaks, qui, avec leurs longs fusils, prenaient attitude de bandits.
A leur aspect, Rouletabille avait commandé à chacun de s'armer; et, lui-même, s'était emparé d'une carabine. Mais Vladimir le calma d'un geste et s'entretint quelques instants avec celui qui paraissait commander tout ce vilain monde.
Que disent-ils? demanda Rouletabille, impatienté.
Ils disent, expliqua Vladimir, que, prévenus de notre passage, ils sont vite descendus de leur village, qui est au sommet de la montagne, pour nous avertir que le pays n'est pas sûr.
Ça se voit, fit Rouletabille.
Pour rien au monde, ils ne voudraient qu'il nous arrivât malheur, car, comme nous sommes dans la circonscription de leur village, l'agha les rendrait responsables du désastre toujours trop tôt survenu et apporterait la ruine à leur foyer.
Et alors?
Eh bien, alors ils sont venus pour nous protéger contre les voleurs si nous voulons bien leur donner une certaine somme.
Ouais, ça dépend de la somme, grogna Rouletabille.
Nous nous sommes entendus, fit Vladimir, pour 1.000 piastres!
Mille piastres, c'est-à-dire 10 livres turques?
Oui, cela vous fera environ 230 francs, ça n'est pas cher!
Vous trouvez que ça n'est pas cher! c'est tout de même plus cher qu'à l'auberge
Nous ne sommes pas à l'auberge, maintenant, c'est à prendre ou à laisser.
Et si nous le «laissons»?
Cela nous coûtera plus cher!
Diable!
Maintenant, ils nous apportent des oeufs, trois poules et un mouton, et ils comptent bien que nous leur achèterons leur marchandise
J'achète les oeufs et les poules! Mais qu'est-ce que vous voulez que nous fassions du mouton?
C'est pour leur souper à eux, qu'ils l'ont amené jusqu'ici; si nous prenons ces hommes pour nous garder, nous sommes obligés de les nourrir! Ils veulent nous garder jusqu'à demain matin!
Ils ont pensé à tout! Mais alors il va falloir que nous campions!
Sans doute! et, du reste, les chemins sont si mauvais que nous ne pouvons guère espérer beaucoup avancer en pleine nuit et puis les bêtes seront meilleures demain matin c'est aussi leur avis qu'ils m'ont prié de vous transmettre
Traitez donc avec ces braves gens, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement, mon cher Vladimir
Le traité de paix fut vite conclu, et, sans plus se préoccuper des voyageurs, les pomaks se mirent à confectionner leur repas, autour d'un grand feu qu'ils allumèrent assez joyeusement. Leurs faces noires riaient d'une façon qui impressionnait fâcheusement La Candeur, lequel, du reste, ne trouvait plus aucun sujet de gaieté depuis qu'il avait été soulagé des 40.000 levas gagnés si honnêtement à Vladimir.
Cristi! fit-il, en considérant ces démons, je regrette la rue du Sentier, moi! Ah! j'en ai eu une drôle d'idée de venir dans ce pays de malheur!
La gloire t'y attend! répliqua Rouletabille
La gloire et peut-être la fortune! ajouta Vladimir, mauvaise langue.
Ainsi les héros d'Homère évoquaient-ils les souvenirs chers de la patrie, sous la tente d'Achille, entre deux combats, aux bords du Scamandre.
Il est temps d'aller se coucher! dit Rouletabille.
Ivana était déjà sous sa tente. Elle aussi était de fort méchante humeur, mais c'était à cause de l'arrêt forcé qu'elle subissait dans sa poursuite du beau Gaulow, son mari, après tout
Les jeunes gens et Tondor, comme la nuit précédenteplus que la nuit précédente,devaient veiller à tour de rôle, car, en dépit des paroles rassurantes de Vladimir, le voisinage des bandits-gardiens paraissait inquiétant à ceux qui n'en avaient pas l'habitude
La Candeur et Vladimir décidèrent de se coucher sous la même tente que Rouletabille. Les reporters se jetèrent sur les nattes sans se déshabiller. Ils avaient entre eux une tablette surchargée d'armes: carabines et revolvers.