Cette offre fut acceptée avec empressement par Kwang-Jouy, qui en exprima sa gratitude au roi des dragons.
Mais revenons à la veuve du docteur. Dans son aversion pour l'assassin de son époux, elle ne voulait se nourrir que de légumes et dormait sur la dure. Cependant elle était enceinte et ignorait de quel sexe serait l'enfant qu'elle devait mettre au jour15; dans cette perplexité, elle avait dû obéir à la force des événements et suivre Lieou.
Bientôt ils arrivèrent dans le Kiang-Tcheou; les greffiers et les employés inférieurs de la cour allèrent au-devant de celui qu'ils prenaient pour le magistrat. Les fonctionnaires subalternes vinrent eux-mêmes à l'hôtel complimenter, d'après l'ordre de leur rang, le nouveau préfet. «En acceptant cet emploi, leur dit Lieou-Hong, je compte sur le concours de vos lumières pour aider mes faibles talents. Seigneur, répondirent les magistrats, votre rare génie, votre haute capacité suffiront; vous regarderez le peuple comme votre fils, l'équité présidera à vos jugements et les punitions seront appliquées avec impartialité: tel est l'espoir de vos subordonnés. De grâce, daignez être moins humble!» Après cette visite, ils se retirèrent.
Les instants fuient avec rapidité. Un jour que Lieou-Hong était sorti pour des affaires publiques, la jeune dame restée à l'hôtel était occupée du souvenir de son époux et de sa belle-mère, et elle se désolait dans la galerie si bien décorée de sa nouvelle demeure. Tout-à-coup elle se sentit malade, de violentes douleurs l'assaillirent: elle s'évanouit. Bientôt elle donna naissance à un fils, et une voix se fit entendre, qui disait: «Jeune dame, prêtez l'oreille à mes paroles. Je suis le génie du pôle sud, la déesse Kwan-Yn m'envoie vous offrir ce fils: un jour sa réputation sera immense et sans rivale; Lieou-Hong cherchera à le faire périr, veillez de tout votre cœur à sa conservation. Votre époux a été sauvé par le roi des dragons; dans quelque temps vous et lui resserrerez les liens d'affection qui vous unissaient, et une éclatante vengeance confondra votre ennemi: un jour viendra où vous vous souviendrez de tout ceci. Rassurez-vous donc et reprenez vos sens.» Puis la voix se tut.
Revenue à elle, la jeune mère grava dans son esprit les paroles qu'elle venait d'entendre et serra son enfant dans ses bras, ne sachant trop que devenir. Au même instant Lieou-Hong entra, et dès qu'il aperçut l'enfant il voulut le faire précipiter dans le fleuve afin de s'en débarrasser. «Il fait déjà nuit, objecta la jeune dame, attendez à demain que le jour paraisse; alors il sera jeté dans les eaux et vous serez satisfait.»
Le lendemain une affaire importante appela de nouveau Lieou-Hong au tribunal. Quand il fut parti, la pauvre mère, pleine de sollicitude pour son enfant, pensa que si elle attendait encore une fois le retour du bandit, c'en était fait de son fils. Il valait donc mieux dès aussitôt le déposer sur le fleuve et l'abandonner à son sort. «Peut-être, songea-t-elle, le ciel laissera tomber sur lui un regard de pitié; il se trouvera quelqu'un qui sauvera mon fils, en prendra soin; et un jour le hasard nous réunira. Cependant il sera difficile de le reconnaître»
Eclairée par cette pensée, elle se mordit à la main, et écrivit avec son sang sur du papier les noms de ses père et mère, ainsi que tout le détail de leur triste aventure; puis elle fit avec les dents une marque au petit doigt du pied gauche de l'enfant. Déchirant ensuite ses vêtements, elle en prit un lambeau dans lequel elle l'enveloppa. La porte de l'hôtel se trouvant ouverte, c'était une occasion favorable; par bonheur aussi il n'y avait pas loin de là au fleuve.