Comme nous redescendions le lac, Élise proposa de me montrer de près le château de Turdy, qui est sur la même rive que l'abbaye, à peu près en face d'Aix-les-Bains. Le cœur me battit bien fort; mais j'eus l'air de ne m'intéresser qu'au château, et nos bateliers nous déposèrent dans un petit port composé de quelques maisons de pêcheurs ombragées de beaux arbres et tapies à la rive, dans l'échancrure d'un rocher.
Tu connais ce beau pays de Savoie; je ne sais si tu te rappelles cette localité, tout ce rivage du lac du côté que ferme à pic la muraille dentelée appelée la chaîne des monts du Tchat, du Chat en langue vulgaire. Nous avons vu ensemble de plus grands lacs et de plus hautes montagnes; mais celles-ci ont une élégance de formes et une limpidité de couleur qui me charment. Ce beau calcaire du Jura se refuse aux teintes sombres de l'humidité et aux souillures pittoresques de la décrépitude. Le vieux manoir de Turdy, édifice élégant dans sa force et planté à mi-côte de la montagne, mire dans le lac, trop bleu peut-être, sa face carrée, peut-être trop blanche. Les constructions du chemin de fer sur la rive opposée sont trop blanches aussi, mais elles ne jurent pas sur les roches pâles et nues qu'elles décorent de tourelles et de portiques encorbellés à l'entrée et à la sortie de chaque tunnel. Il y en a, je crois, huit ou dix le long du lac que côtoie la voie ferrée. Voilà les riantes fortifications de l'âge moderne, et je n'ai pu me refuser à cette réflexion qu'Élise n'a pas voulu prendre au sérieux, et qui me frappait pourtant comme une idée saine et rassurante pour l'avenir: c'est que les tours à mâchicoulis et les monumentales barrières de cette région ne ferment plus la communication entre les peuples, mais qu'elles l'ouvrent, au contraire, avec les forces souveraines de l'industrie, à travers les flancs compacts des montagnes, obstacles que la nature elle-même semblait avoir voulu poser à l'échange des relations sociales, et que l'homme a pu et voulu vaincre.
La partie du Jura que je te décris, par manière de calmant, avant de te faire entrer dans mon orage intérieur, est donc surprenante de couleur fraîche et d'aspect théâtral.
C'est bien le pays que la fashion européenne a pu adopter pour ses promenades de santé ou de plaisir. Des routes magnifiques, des constructions coquettes, des chalets luxueux, d'antiques manoirs rajeunis, des cultures vivaces, un grand air de bien-être et de propreté chez les habitants enrichis par l'affluence des étrangers; tout cela ne parlerait pas assez à l'imagination de l'artiste, si, à deux pas du riant vallon d'Aix et du paisible lac, la nature ne reprenait sa libre et forte allure alpestre. J'ai pu en juger, lorsque, arrivés à Turdy, nous nous sommes trouvés tout d'un coup sur la terrasse formée par le vaste sommet du massif carré du vieux château. De là, on domine tout le lac, long, étroit, sinueux et ressemblant à un large fleuve du nouveau monde; mais quel fleuve a cette transparence de saphir et ces miroitements irisés?
Le manoir de Turdy n'est pas loin de l'extrémité du lac, côté de Chambéry. Il est situé à deux ou trois heures de marche verticale, juste au-dessous de la dent du Chat, la pointe la plus élevée de cette crête marmoréenne qui presse le rivage en plongeant tout droit dans le flot, et assis sur un rocher qui dépasse et mouvemente un peu la ligne trop roide de ce rivage abrupt. Ce rocher est assez vaste pour porter un paysage entier de jardins et de fabriques admirablement posé dans ses ondulations. Le manoir est d'un beau style et de taille à figurer sans mesquinerie parmi les escarpements qui le portent et le dominent. Il est complètement inhabité, quoique en bon état de réparation extérieure; mais probablement il faudrait, pour arranger l'intérieur, des dépenses trop considérables, et généralement les habitants du pays préfèrent accoler, au pied ou au flanc de ces vastes et incommodes constructions de leurs pères, des logis modernes à la mode anglaise ou suisse. Celui de Turdy est bas et occupe une ligne assez longue, avec des ailes en retour. Ombragé d'un gros massif de beaux arbres, il est comme caché et abrité par la forteresse, contre le couronnement de laquelle il s'appuie, tournant le dos au lac et ne regardant pas même en face de lui la muraille austère de la montagne, qui lui est cachée par les gros tilleuls du jardin.
En revanche, une large échappée de vue à gauche, sur la terrasse, en demi-cercle de ce jardin, permet d'embrasser toute la vallée de Chambéry, à laquelle l'extrémité du lac sert de premier plan, et dont le profond horizon est fermé par les glaciers majestueux des grandes alpes de neige. Mais la vue générale du site est à prendre sur le toit plat du vieux château. De là, on voit s'ouvrir magnifiquement la gorge qui serre le lac, et on peut compter les nombreux plans et méandres de la vallée de Chambéry, large et long soulèvement bosselé, fouillé, craqué et disloqué dans tous les sens, et enfin affaissé dans son ensemble désordonné, au milieu du soulèvement resté debout des montagnes environnantes.
C'est un beau spectacle que celui de cette nature en ruine que décore une splendide végétation, vierge en apparence, bien que partout dirigée ou utilisée par la main de l'homme. Elle est si gazonnée, si arrosée, si lavée et si fraîche de ton, cette nature savoisienne, qu'on peut lui reprocher quelquefois, surtout aux environs d'Aix, d'être un peu vignette anglaise, paysage romantique composé et colorié à plaisir. D'autre part, les cultures, où, comme en Italie, la vigne court en guirlandes sur les arbres, mais ici avec une coquetterie plus arrangée, ont un air de fête champêtre qui manque un peu de naïveté. Heureusement, à deux pas de là, le roc nu avec des chutes d'eau dans ses brisures, les ravins profondément tranchés et charriant des blocs au milieu des prairies, les arbres et les terres entraînés par les orages, montrent bien que la beauté primitive conserve ici une certaine habitude terrible, et que ni le touriste de la belle saison ni le patient et laborieux paysan de la montagne ne l'ont encore soumise entièrement à leur profit ou à leur plaisir.
Je regardais ce grand, fier et doux tableau, songeant au plaisir de vivre là, près d'une femme aimée, lorsqu'une voix déjà connue comme si je l'eusse entendue toute ma vie me fit tressaillir et frissonner: c'était mademoiselle La Quintinie, qu'on nous avait dite absente, et qui rentrait de la promenade avec son grand-père. Elle accourait embrasser Élise, et madame Marsanne se hâta me présenter à M. de Turdy.
C'est un grand vieillard maigre, poli, un peu timide, assez insignifiant à première vue, mais que je ne pouvais cependant pas regarder sans intérêt, car il avait une réputation de grande honorabilité, et je savais déjà que Lucie l'adore. Il m'accueillit avec cette politesse provinciale qu'on raille à Paris, mais que je trouve fort bonne et fort agréable quand elle n'est pas exagérée, et c'était ici le cas. On nous fit entrer au salon, et il n'y eut pas moyen de s'en aller. Lucie retenait obstinément ces dames à dîner. M. de Turdy, qui connaissait un peu Henri, nous retint tous les deux. On renvoya nos bateliers, on se chargeait de nous faire reconduire le soir.
C'est ainsi que je me suis trouvé introduit et accepté dans la maison de Lucie, non comme un prétendant qui n'eût peut-être jamais osé se présenter; mais comme un hôte et un ami de plus que le hasard protége. Je ne sais pas trop ce qui s'est passé avant et pendant le dîner. Je ne sais pas mieux dire dans quel état d'émotion bizarre je me trouvais. J'avais des envies nerveuses de rire et de pleurer, et, si j'eusse bu autre chose que de l'eau, je me serais cru surpris par l'ivresse.