Tyro, à demi couché sur un amas de feuilles sèches recouvertes de deux ou trois pellones2 et de ponchos araucaniens, fumait nonchalamment une cigarette de paille de maïs en attendant son maître.
Celui-ci, après s'être assuré que personne ne le guettait, ôta ses chaussures, retroussa ses pantalons, se mit à l'eau et entra dans la grotte, non toutefois sans avoir sifflé à deux reprises différentes, afin de prévenir l'Indien de son arrivée.
Ouf! dit-il en pénétrant dans la grotte, singulière façon de rentrer chez soi. Me voici de retour, Tyro.
Je le vois, maître, répondit gravement l'Indien sans changer de position.
Maintenant, reprit le jeune homme, laisse-moi reprendre mes habits; puis nous causerons: j'ai beaucoup de choses à t'apprendre.
Et moi aussi, maître.
Ah! fit-il en le regardant.
Oui; mais changez d'abord de costume.
C'est juste, reprit le jeune homme.
Il se mit aussitôt en devoir de quitter son déguisement, et bientôt il eut recouvré sa physionomie ordinaire.
Là, voilà qui est fait! dit-il en s'asseyant auprès de l'Indien et en allumant une cigarette. Je t'avoue que ce diable de costume me pèse horriblement et que je serai heureux lorsqu'il me sera permis de m'en débarrasser une bonne fois.
Ce sera bientôt, je l'espère, maître.
Et moi aussi, mon ami. Dieu veuille que nous ne nous trompions pas! Maintenant, qu'as-tu à m'apprendre? Parle, je t'écoute.
Mais, vous-même, ne m'aviez-vous pas annoncé des nouvelles?
C'est vrai; mais je suis pressé de savoir ce que tu as à me dire. Je crois que c'est plus important que ce que je t'apprendrai. Ainsi, parle le premier; ma confidence arrivera toujours assez tôt.
Comme il vous plaira, maître, répondit l'Indien en se redressant et en jetant sa cigarette, qui commençait à lui brûler les doigts; puis, tournant à demi la tête vers le jeune homme et le regardant bien en face, êtes-vous brave? lui demanda-t-il.
Cette question, faite ainsi à l'improviste, causa une si profonde surprise au peintre, qu'il hésita un instant.
Dame! répondit-il enfin, je le crois; puis, se remettant peu à peu, il ajouta avec un léger sourire: d'ailleurs, mon bon Tyro, la bravoure est en France une vertu tellement commune, qu'il n'y a aucune fatuité de ma part à assurer que je la possède.
Bon! murmura l'Indien qui suivait son idée, vous êtes brave, maître, moi aussi, je le crois, je vous ai vu en plusieurs circonstances vous tirer honorablement d'affaire.
Allons, pourquoi m'adresser cette question? fit le peintre avec une teinte de mécontentement.
Ne vous fâchez pas, maître, fit vivement l'Indien; mes intentions sont bonnes, lorsqu'on commence une sérieuse expédition et qu'on veut la mener à bien, il faut en calculer toutes les chances; vous êtes Français, c'est-à-dire étranger arrivé depuis peu dans ce pays, dont vous ignorez complètement les mœurs.
J'en conviens, interrompit le jeune homme.
Vous vous trouvez donc sur un terrain inconnu, qui peut à chaque instant se dérober sous vos pas; en vous demandant si vous êtes brave, je ne doute pas de votre courage: je vous ai vu à l'œuvre; seulement, je désire savoir si ce courage est blanc ou rouge; s'il brille autant dans les ténèbres et la solitude qu'en plein soleil et devant la foule. Voilà tout.
Posée ainsi, je comprends la question, mais je ne saurais y répondre, ne m'étant jamais trouvé dans une situation où il m'ait fallu déployer le genre de courage dont tu parles; je puis simplement, et en toute confiance, te certifier ceci: c'est que, de jour ou de nuit, seul ou accompagné, à défaut de bravoure, l'orgueil m'empêchera toujours de reculer, et me contraindra quand même à faire tête aux adversaires, quels qu'ils soient, qui se dresseront devant moi pour s'opposer à mes volontés, quand j'aurai formé une résolution.
Je vous remercie de cette affirmation, maître, car notre tâche sera ardue et je suis heureux de savoir que vous ne m'abandonnerez pas, au plus fort d'un danger dans lequel je ne me serai mis que par dévouement pour vous.
Tu peux compter sur ma parole, Tyro, répondit le peintre; ainsi bannis toute arrière-pensée et marche résolument en avant.
Ainsi ferai-je, maître, comptez sur moi. Maintenant laissons cela et venons aux nouvelles que j'avais à vous apprendre.
En effet, dit le peintre, quelles sont ces nouvelles, bonnes ou mauvaises?
C'est selon, maître, comment vous les apprécierez.
Bon, dis-les-moi d'abord.
Savez-vous que les officiers espagnols que l'on devait juger demain ou après-demain se sont évadés.
Evadés! s'écria le peintre avec étonnement, quand cela donc?
Ce matin même, ils sont passés près d'ici, il y a deux heures à peine, montés sur des chevaux des pampas et galopant à fond de train dans la direction des cordillières.
Ma foi, tant mieux pour eux, j'en suis charmé, car à la façon dont vont les choses en ce pays on les aurait sans doute fusillés.
On les aurait fusillés certainement, répondit l'Indien en hochant la tête.
C'eût été dommage, fit le jeune homme; bien que je les connaisse fort peu et qu'ils m'aient par leur faute placé dans une situation assez difficile, j'eusse été désespéré qu'il leur arrivât malheur. Ainsi, tu es certain qu'ils se sont réellement échappés.
Maître, je les ai vus.
Alors, bon voyage! Dieu veuille qu'ils ne soient pas repris.
Ne craignez-vous pas que cette fuite ne vous soit préjudiciable?
A moi? Pour quelle raison? s'écria-t-il avec surprise.
Ne vous avait-on pas indirectement impliqué dans leur affaire?
C'est vrai, mais je crois que je n'ai rien à craindre maintenant, et que les soupçons qui s'étaient élevés contre moi sont complètement dissipés.
Tant mieux, maître; cependant, s'il m'est permis de vous donner un conseil croyez-moi, soyez prudent.
Voyons, parle avec franchise; j'aperçois derrière tes circonlocutions indiennes une pensée sérieuse qui t'obsède et dont tu voudrais me faire part; le respect ou je ne sais quelle crainte que je ne puis comprendre, t'empêche seul de t'expliquer.
Puisque vous l'exigez, maître, je m'expliquerai d'autant plus que le temps presse; la fuite des deux officiers espagnols a réveillé les soupçons qui n'étaient qu'assoupis; bien plus, on vous accuse de les avoir encouragés dans leur projet de fuite et de leur avoir procuré les moyens de l'accomplir.
Moi! Mais ce n'est pas possible, je ne les ai pas vus une seule fois depuis leur arrestation.
Je le sais, maître; cependant cela est ainsi, je suis bien informé.
Mais alors, ma position devient extrêmement délicate; je ne sais trop que faire.
J'ai songé à cela pour vous, maître; nous autres Indiens nous formons une population à part dans la ville; mal vus des Espagnols, méprisés des créoles, nous nous soutenons les uns les autres, afin d'être en mesure, en cas de besoin, de résister aux injustices qu'on prétendrait nous faire; depuis que je m'occupe des préparatifs de votre voyage, j'ai donné le mot a plusieurs hommes de ma tribu engagés chez certaines personnes de la ville, afin d'être instruit de tout ce qui se passe et vous prémunir contre les trahisons. Je savais depuis hier au soir que les officiers espagnols devaient s'échapper aujourd'hui, au lever du soleil. Depuis plusieurs jours déjà, aidés par leurs amis, ils avaient combiné leur fuite.