Un mouvement intellectuel d'un autre genre, mais non moins important, fut le mouvement des idées religieuses chez les sectaires. Ce que l'orthodoxes grecque n'a jamais su faire, intéresser l'homme du peuple, développer en lui une foi active, un intérêt véritable, les sectaires curent l'accomplir. Chez eux, point d'indifférentisme; la commune y est plus développée que chez les paysans orthodoxes, l'esprit de corps est on ne peut plus vivace; il y a des sectes dont la dogmatique est absurde, mais la conduite pleine d'énergie et honnêteté. Il y en a d'autres très répandues même, qui professent les doctrines communistes les plus avancées, entremêlées d'un christianisme mystique dans le genre des herrenhuts et même des anabaptistes. Persécutés par le gouvernement, des milliers de sectaires se sont expatriés en Livonie, en Turquie, où il y a des bourgs entiers habités par leur descendants. Les sectaires en général sont les ennemis les plus acharnés de la réforme de Pierre Ier. Pour eux Pierre et ses successeurs sont des antéchrists. Par contre, le gouvernement y voit des rebelles et les poursuit comme tels. Les sectaires tiennent bon, leur propagande s'accroît à mesure qu'augmente la persécution, ils ont des affidés sur tous les points de l'empire, une publicité clandestine. Il serait possible que d'un des Skites (communauté schismatique) sortît un mouvement populaire qui embrasât des provinces entières, dont le caractère serait certainement national et communiste et qui irait à la rencontre d'un autre mouvement dont la source est dans les idées révolutionnai-,res de l'Europe. Peut-être ces deux mouvements s'entre-choque-ront-ils sans comprendre leur affinité, au grand plaisir du tzar et de ses amis.
La littérature russe européisée ne commence à obtenir une certaine signification que du temps de Catherine II. Avant son regne, on voit un travail préparatoire; la langue se forme aux nouvelles conditions de l'existence, elle fourmille de mots allemands et latins; l'esprit d'imitation s'empare de tout, au point qu'on essaie d'introduire dans notre langue métrique et sonore la versification syllabique. Revenue de ces exagérations, la langue commença à s'assimiler les flots de mots étrangers, à devenir plus naturelle et plus conforme au génie de la nation. Le premier Russe qui mania avec talent la langue ainsi faite fut Lomonossoff. Ce savant célèbre fut le type du Russe par son encyclopédisme, autant que par la facilité de son entendement. Il écrivit en russe, en allemand et en latin. Il était mineur, chimiste, poète, philologue, physicien, astronome et historien. Il composait en même temps une dissertation météorologique sur l'électricité, et une autre sur l'arrivée des Varègues en Russie, en réponse à l'historiographe Muller, ce qui ne l'empêchait pas de terminer ses odes triomphales et ses poèmes didactiques. Toujours lucide, plein du désir inquiet de tout comprendre, il jetait un sujet pour s'emparer d'un autre avec une facilité de conception étonnante.
La civilisation qui commençait à s'épanouir sous l'égide pro tectrice du gouvernement restait encore sur les marches du trône, avec son admiration pour Pierre le Grand et avec son adulation sincère pour tout souverain. Le gouvernement continuait à marcher à la tête de la civilisation. Cette affinité de la littérature avec le gouvernement devient plus palpable du temps de Catherine II. Elle a son poète, poète d'un grand talent, qui, par entraînement et amour, lui adresse des épîtres, des odes, des hymnes et des satires qui est à genoux devant elle, à ses pieds, sans être toutefois vil ou esclave. Derjavine ne craint pas l'impératrice, il plaisante avec elle, la nomme "Félicie" "la tzarine de Kirgis-Kaïs-saks". Sa muse trouve parfois des sons qui ne sont guère ceux d'un serf chantant son souverain.
Néanmoins, cette poésie apologétique avec toute sa sincérité et toute la beauté d'une langue plastique, n'était ni goûtée ni admirée, si ce n'est d'un petit nombre, du clergé et des savants. La haute société ne lisait rien en russe, la société inférieure ne lisait rien du tout. La première production russe qui ait eu une popularité immense ne fut ni une épître adressée à l'impératrice, ni une ode inspirée par les ravages inhumains et les massacres glorieux de Souvoroff, mais une comédie, une satire mordante contre les gentillâtres de la province. Tandis que Derjavine ne voyait, à travers les rayons de la gloire qui entouraient le trône, que l'impératrice, Fonvisine, esprit caustique, voyait le côté oppose il riait amèrement de cette société demi-barbare, de ses allures de civilisation. Ce fut le premier auteur dans les écrits ducmel perçât le principe démoniaque de sarcasme et d'indignation, qui devait dès lors traverser toute la littérature russe et s’en rendre l'esprit dominant. Dans cette ironie, dans cette flagellation où rien n'est ménagé, pas même la personne de l'auteur, il y a pour nous une joie de vengeance, de consolation maligne; par ce rire nous rompons la solidarité qui existe entre nous et ces amphibies qui ne savent ni garder la barbarie ni acquérir la civilisation et qui seuls surnagent à la surlace otlicielle de la société russe. Une protestation infatigable suivit pas à pas cette anomalie. Elle fut ardente, incessante.
L'autopsie pathologique forma le caractère dominant de la littérature moderne. Ce lut une nouvelle négation de l'ordre des choses existant, qui surgit en dépit de la volonté impériale du fond de la conscience réveillée, cri d'horreur de chaque génération qui craignait de se voir confondue avec ces êtres dégradés.
La littérature russe, au XVIIIe siècle, ne fut au fond qu'une noble occupation de quelques esprits, sans inlluence sur la société. La première inlluence sérieuse qui imprima de suite un autre caractère au dilettantisme littéraire vint de la franc – maçonnerie. Celle-ci était très répandue en Russie vers la tin du règne de Catherine II. Son chef, Novikolf, était un de ces grands personnages dans l'histoire qui font des prodiges sur une scène qui doit nécessairement rester dans les ténèbres; un de ces guides d'idées souterraines dont l'œuvre ne se manileste qu'au moment de l'éclat. Novikolf était imprimeur de son état, il fonda des librairies et des écoles dans plusieurs villes, il édita la première revue russe. Il taisait faire des traductions et les publiait à ses frais. C'est ainsi qu'on vit de son temps paraître la traduction de l'Esprit des Lois, d'Emile, de divers articles de l'Encyclopédie, ouvrages que la censure de notre époque ne permettrait certainement pas d'imprimer. Dans toutes ces entreprises, Novikolf fut puissamment aidé par la franc-maçonnerie dont il était grand-maître. Quelle œuvre immense, que la pensée hardie de réunir dans un intérêt moral, dans une tamille tralernclle tout ce qu'il y avait intellectuellement de mûr, depuis le grand seigneur de'empire, tel que le prince Lopoukhine, jusqu'au pauvre précepteur d'école et au chirurgien de district.
L'impératrice Catherine fit jeter Novikoff dans la citadelle de Pétersbourg et l'exila ensuite. Ce fut dans les dernières années de son règne, où son caractère commençait à s'altérer. Avec Potiomkine disparaît la poésie des favoris, une débauche grossière remplace une volupté brillante et splendide. Les petites soirées de l'Ermitage, pétillantes d'esprit, firent place aux orgies sauvages des Zoritch. En attendant, la révolution française atteignait son apogée. Le tonnerre révolutionnaire troublait le sommeil des monarques, sur le Danube comme sur la Neva. Catherine en vieillissant devenait inquiète, soupçonneuse même à l'égard de son fils. Elle voyait avec défiance la franc-maçonnerie acquérir une force nouvelle, indépendante de sa volonté; on parlait beaucoup de la part que les illuminés et les martinistes avaient prise à la révolution, et au milieu de ces bruits, elle apprit que le grand-duc Paul était initié à la franc-maçonnerie parNovikolf. Dix ans auparavant, Catherine aurait fait chercher Novikoff et aurait vu que ce n'était point un obscur conspirateur dynastique, mais alors elle aima mieux le châtier que l'entretenir.
Cet homme infatigable forma avant sa chute le dernier grand écrivain de cette période, Karamzine. L'influence de ce dernier sur la littérature peut être comparée à l'influence de Catherine sur la société; il l'a humanisée. Il y avait en lui quelque chose de St. Réal, de Florian et d'Ancillon, un point de vue philosophique et moral, des phrases philantropiques, des larmes toujours acquises au malheur, une répulsion pour tout abus de forces, beaucoup d'amour pour la civilisation, un patriotisme tant soit peu rhétorique, le tout sans unité, sans pensée dirigeante, sans une seule conviction profonde. Il y eut quelque chose d'indépendant et de pur dans ce jeune littérateur, entouré d'un monde d'ambitions subalternes et d'un crasse matérialisme. Karamzine fut le premier littérateur russe lu des dames.
C'est un grand avantage pour notre littérature que nos premiers auteurs ont été des hommes du monde. Ils firent passer dans la littérature une certaine élégance de bonne compagnie, une sobriété de paroles une noblesse d'images qui distinguent la conversation des hommes bien élevés. L'élément grossier et vulgaire qui se rencontre parfois dans la littérature allemande n'a jamais pénétré dans les livres russes.