Le moral à plat, Morosini rentra donc au Ritz où il avait jadis ses habitudes, se rendit au bar pour se réconforter avec une fine à leau et là tomba sur son ami et confrère Gilles Vauxbrun, lantiquaire de la place Vendôme occupé à faire passer avec le secours du même breuvage le chèque sans provision laissé par un client indélicat.
Une solide amitié liait les deux hommes depuis le temps où le second guidait les pas encore hésitants du premier sur le chemin du commerce des antiquités. Un peu plus âgé que Morosini, Vauxbrun, le cheveu rare, la paupière lourde et le nez impérieux, ressemblait à Jules César ou à Louis XI selon léclairage, en admettant que ces deux illustres personnages eussent choisi de shabiller à Bond Street.
Comme si nous navions pas assez de nos propres aigrefins, confia-t-il à Aldo, les Américains nous envoient à présent les leurs !
Je partage entièrement ton sentiment, admit celui-ci. À cette différence près que le mien était plus naïf que voleur.
Ce sont les pires ! Quand ils sont persuadés de posséder des objets rarissimes parce quun faisan le leur a fait croire, ils essaient à leur tour de faire avaler la couleuvre aux vrais professionnels. Et le plus beau est quils y arrivent parfois.
Pas avec moi, répliqua Morosini. Je sais encore faire la différence entre un caillou du Rhin et un diamant !
Même sil sagit dune jolie femme ?
Il ny a plus de jolies femmes pour moi excepté la mienne, protesta vertueusement Morosini.
Oh, je sais que tu as trouvé la perle rare et quauprès de Lisa les autres font un peu terne, mais tu permettras au modeste célibataire que je serai toujours de porter un vif intérêt à de beaux yeux, de jolies jambes et à des silhouettes agréables. À ce propos dailleurs mais tu repars peut-être ce soir ?
Non. Il fait encore plus mauvais à Venise et Lisa ne rentrera pas avant la fin du mois !
Alors je vais temmener souper chez les Russes. Il y a au Schéhérazade une troupe tzigane dont lune des chanteuses est une fille belle à couper le souffle
Et apparemment elle te la coupé ainsi peut-être que la jugeote ? Ignorerais-tu que les tziganes ne se « commettent » pas avec les clients des cabarets où elles se produisent ? Elles se veulent des artistes pures. Sans cependant être indifférentes à largent et par malheur tu es riche !
Par malheur ? Tu es bon, toi ! Autrement dit, je ne peux espérer être aimé pour moi-même ?
Je nai jamais dit cela sachant bien que tu as, à ton actif, quelques conquêtes flatteuses, mais fais quand même attention où tu mets les pieds. Dans leurs tribus les hommes jouent volontiers du couteau. Et si ta belle lest autant
Tu jugeras par toi-même ! À la réflexion, je me demande si jai raison de temmener ? Tu es beaucoup trop séduisant, toi ! ajouta Vauxbrun en considérant avec rancune lénergique et fin visage de son ami, sa peau mate tendue sur une ossature altière avec laquelle les tempes grisonnantes contrastaient si harmonieusement, les yeux clairs dont la nuance hésitait, selon lhumeur, entre le bleu et le vert, et la longue silhouette nonchalante toujours admirablement habillée mais dans le genre discret. Et puis ce titre princier, si attirant pour une femme ! Il y avait vraiment des gens qui avaient trop reçu dune Nature si avare avec tant dautres ! Encore que Gilles Vauxbrun ne se classât pas dans cette catégorie car il était, pour sa part, assez satisfait de son extérieur.
Morosini se mit à rire. Il était un homme marié, bien marié même, à la plus adorable créature qui, depuis un an, lavait pourvu de deux enfants dun coup, un garçon et une fille, dont il raffolait. Sauf lorsque leur entente, déjà manifeste, ouvrait largement les petites bouches pour un tumultueux concert de protestations : il suffisait que lun ou lune se
mît à crier pour que lautre fasse chorus avec enthousiasme. Les séances de fous rires étaient aussi communicatives et presque aussi bruyantes. Enfant unique tout comme Lisa dailleurs ! Aldo se sentait parfois un peu dépassé par cette paire de chérubins un rien diabolique qui venaient de découvrir la joie de la propulsion autonome et qui, à quatre pattes, parcouraient des distances si prodigieuses à travers le palais paternel quil fallait barricader laccès à lescalier pour les convaincre de rester à létage de la nursery. Quant au rez-de-chaussée où Morosini avait ses bureaux et ses salons dexposition, il leur était interdit à moins dêtre fermement tenus en main par leur mère et Trudi, la vigoureuse Suissesse qui les avait nourris, défaillant dhorreur à lidée de les voir franchir les quelques marches dentrée et disparaître dans le canal En dépit de quoi il nétait personne, maîtres ou serviteurs « in casa Morosini », pour mettre en doute quAntonio et Amelia fussent les plus beaux bébés existant en Europe leur réputation sétendant déjà à la Suisse où vivait leur grand-père maternel, le banquier Moritz Kledermann, à lAutriche précédemment nommée, à la France résidence habituelle du parrain et de la marraine dAntonio Adalbert Vidal-Pellicorne et Marie-Angéline du Plan-Crépin , à lAngleterre où Amelia avait pour marraine la meilleure amie de sa mère, Lady Winfield, et même jusquaux Indes où le lieutenant Douglas Mac Intyre, parrain dAmelia, était en poste à Peshawar.