J'étais infiniment plus tenté, je l'avoue, d'écraser ce coquin, que de lui donner pour boire, et j'allai le faire sans doute, quand Antonio me devinant, s'approcha de moi, et me conjura de satisfaire cet homme. Je le fis, et chacun s'étant retiré, je me replongeai dans l'affreux désespoir qui déchirait mon âme.... A peine pouvais-je réfléchir, jamais un dessein constant ne parvenait à fixer mon imagination; il s'en présentait vingt à-la-fois, mais aussitôt rejetés que conçus, ils faisaient à l'instant place à mille autres dont l'exécution était impossible. Il faut avoir connu une telle situation pour en juger, et plus d'éloquence que moi pour la peindre. Enfin, je m'arrêtai au projet de suivre Léonore, de de la devancer si je pouvais à Constantinople, de la payer de tout mon bien au barbare qui me la ravissait, et de la soustraire au prix de mon sang, s'il le fallait, à l'affreux sort qui lui était destiné. Je chargeai Antonio de me fréter une felouque; je congédiai la femme que nous avions amené, et la récompensai sur le serment qu'elle me fit que je n'aurais jamais rien à craindre de son indiscrétion.
La felouque se trouva prête le lendemain au matin, et vous jugez si c'est avec joie que je m'éloignai de ces perfides bords. J'avais 15 hommes d'équipage, le vent était bon; le surlendemain, de bonne heure, nous aperçûmes la pointe de la fameuse citadelle de Corfou, frère rivale de Gibraltar, et peut-être aussi imprenable que cette célèbre clef de l'Europe; le cinquième jour nous doublâmes le Cap de Morée, nous entrâmes dans l'Archipel, et le septième au soir, nous touchâmes Pera.
Aucun bâtiment, excepté quelques barques de pêcheurs de Dalmatie, ne s'était offert à nous durant la traversée; nos yeux avaient eu beau se tourner de toutes parts, rien d'intéressant ne les avait fixés.... Elle a trop d'avance, me disais-je, il y a long-tems qu'elle est arrivée.... O ciel! elle est déjà dans les bras d'un monstre que je redoute je ne parviendrai jamais à l'en arracher.
Le Comte de Fierval était pour lors Ambassadeur de notre Cour à la Porte; je n'avais aucune liaison avec lui; en eussé-je eu d'ailleurs, aurai-je osé me découvrir? C'était pourtant le seul être que je pusse implorer dans mes malheurs, le seul dont je pusse tirer quelqu'éclaircissement: je fus le trouver, et lui laissant voir ma douleur, ne lui cachant aucune circonstance de mon aventure, ne lui déguisant que mon nom et celui de ma femme, je le conjurai d'avoir quelque pitié de mes maux, et de vouloir bien m'être utile, ou par ses actions, ou par ses conseils.
Le Comte m'écouta avec toute l'honnêteté, avec tout l'intérêt que je devais attendre d'un homme de ce caractère.... Votre situation est affreuse, me dit-il; si vous étiez en état de recevoir un conseil sage, je vous donnerais celui de retourner en France, de faire
votre paix avec vos parens, et de leur apprendre le malheur épouvantable qui vous est arrivé.Et le puis-je, Monsieur, lui dis-je; puis-je exister où ne sera pas ma Léonore! Il faut que je la retrouve, ou que je meure.Eh bien! me dit le Comte, je vais faire pour vous tout ce que je pourrai peut-être plus que ne devrait me le permettre ma place.... Avez-vous un portrait de Léonore?En voici un assez ressemblant, autant au moins qu'il est possible à l'art d'atteindre à ce que la nature a de plus parfait.Donnez-le moi: demain matin à cette même heure, je vous dirai si votre femme est dans le serrail. Le Sultan m'honore de ses bontés: je lui peindrai le désespoir d'un homme de ma nation; il me dira s'il possède ou non cette femme; mais réfléchissez-y bien, peut-être allez-vous accroître votre malheur: s'il l'a, je ne vous réponds pas qu'il me la rende.... Juste ciel! elle serait dans ces murs, et je ne pourrais l'en arracher.... Oh! Monsieur, que me dites-vous? peut-être aimerai-je mieux l'incertitude.Choisissez.Agissez, Monsieur, puisque vous voulez bien vous intéresser à mes malheurs; agissez: et si le Sultan possède Léonore, s'il se refuse à me la rendre, j'irai mourir de douleur aux pieds des murs de son serrail; vous lui ferez savoir ce que lui coûte sa conquête; vous lui direz qu'il ne l'achète qu'aux dépends de la vie d'un infortuné.
Le Comte me serra la main, partagea ma douleur, la respecta et la servit, bien différent en cela de ces ministres ordinaires, qui, tout bouffis d'une vaine gloire, accordent à peine à un homme le tems de peindre ses malheurs, le repoussent avec dureté, et comptent au rang de leurs momens perdus ceux que la bienséance les oblige à prêter l'oreille aux malheureux.
Gens en place, voilà votre portrait: vous croyez nous en imposer en alléguant sans cesse une multitude d'affaires, pour prouver l'impossibilité de vous voir et de vous parler; ces détours, trop absurdes, trop usés, pour en imposer encore, ne sont bons qu'à vous faire mépriser; ils ne servent qu'à faire médire de la nation, qu'à dégrader son gouvernement. O France! tu t'éclaireras un jour, je l'espère: l'énergie de tes citoyens brisera bientôt le sceptre du despotisme et de la tyrannie, et foulant à tes pieds les scélérats qui servent l'un et l'autre, tu sentiras qu'un peuple libre par la nature et par son génie, ne doit être gouverné que par lui-même.