Naturellement destine a l’exploitation de la pension bourgeoise, le rez-de-chaussee se compose d’une premiere piece eclairee par les deux croisees de la rue, et ou l’on entre par une porte-fenetre. Ce salon communique a une salle a manger qui est separee de la cuisine par la cage d’un escalier dont les marches sont en bois et en carreaux mis en couleur et frottes. Rien n’est plus triste a voir que ce salon meuble de fauteuils et de chaises en etoffe de crin a raies alternativement mates et luisantes. Au milieu se trouve une table ronde a dessus de marbre Sainte-Anne, decoree de ce cabaret en porcelaine blanche ornee de filets d’or effaces a demi, que l’on rencontre partout aujourd’hui. Cette piece, assez mal plancheiee, est lambrissee a hauteur d’appui. Le surplus des parois est tendu d’un papier verni representant les principales scenes de Telemaque, et dont les classiques personnages sont colories. Le panneau d’entre les croisees grillagees offre aux pensionnaires le tableau du festin donne au fils d’Ulysse par Calypso. Depuis quarante ans cette peinture excite les plaisanteries des jeunes pensionnaires, qui se croient superieurs a leur position en se moquant du diner auquel la misere les condamne. La cheminee en pierre, dont le foyer toujours propre atteste qu’il ne s’y fait de feu que dans les grandes occasions, est ornee de deux vases pleins de fleurs artificielles, vieillies et encagees, qui accompagnent une pendule en marbre bleuatre du plus mauvais gout. Cette premiere piece exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu’il faudrait appeler l’
. Elle sent le renferme, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle penetre les vetements ; elle a le gout d’une salle ou l’on a dine ; elle pue le service, l’office, l’hospice. Peut-etre pourrait-elle se decrire si l’on inventait un procede pour evaluer les quantites elementaires et nauseabondes qu’y jettent les atmospheres catarrhales et
Cette piece est dans tout son lustre au moment ou, vers sept heures du matin, le chat de madame Vauquer precede sa maitresse ; saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent plusieurs jattes couvertes d’assiettes, et fait entendre son
femmes qui ont eu des malheurs
bonne femme au fond
Generalement les pensionnaires externes ne s’abonnaient qu’au diner, qui coutait trente francs par mois. A l’epoque ou cette histoire commence, les internes etaient au nombre de sept. Le premier etage contenait les deux meilleurs appartements de la maison. Madame Vauquer habitait le moins considerable, et l’autre appartenait a madame Couture, veuve d’un Commissaire-Ordonnateur de la Republique francaise. Elle avait avec elle une tres-jeune personne, nommee Victorine Taillefer, a qui elle servait de mere. La pension de ces deux dames montait a dix-huit cents francs. Les deux appartements du second etaient occupes, l’un par un vieillard nomme Poiret ; l’autre, par un homme age d’environ quarante ans, qui portait une perruque noire, se teignait les favoris, se disait ancien negociant, et s’appelait monsieur Vautrin. Le troisieme etage se composait de quatre chambres, dont deux etaient louees, l’une par une vieille fille nommee mademoiselle Michonneau ; l’autre, par un ancien fabricant de vermicelles, de pates d’Italie et d’amidon, qui se laissait nommer le Pere Goriot. Les deux autres chambres etaient destinees aux oiseaux de passage, a ces infortunes etudiants qui, comme le pere Goriot et mademoiselle Michonneau, ne pouvaient mettre que quarante-cinq francs par mois a leur nourriture et a leur logement ; mais madame Vauquer souhaitait peu leur presence et ne les prenait que quand elle ne trouvait pas mieux : ils mangeaient trop de pain. En ce moment, l’une de ces deux chambres appartenait a un jeune homme venu des environs d’Angouleme a Paris pour y faire son Droit, et dont la nombreuse famille se soumettait aux plus dures privations afin de lui envoyer douze cents francs par an. Eugene de Rastignac, ainsi se nommait-il, etait un de ces jeunes gens faconnes au travail par le malheur, qui comprennent des le jeune age les esperances que leurs parents placent en eux, et qui se preparent une belle destinee en calculant deja la portee de leurs etudes, et, les adaptant par avance au mouvement futur de la societe, pour etre les premiers a la pressurer. Sans ses observations curieuses et l’adresse avec laquelle il sut se produire dans les salons de Paris, ce recit n’eut pas ete colore des tons vrais qu’il devra sans doute a son esprit sagace et a son desir de penetrer les mysteres d’une situation epouvantable aussi soigneusement cachee par ceux qui l’avaient creee que par celui qui la subissait.