Quelquun agrippa le coude de Margaret, et lorsquelle se retourna, elle vit sa propre mère.
Jai vu ce qui sest passé, dit Maman dun ton brusque. Comme cétait maladroit de votre part. Je suis accourue aussitôt.
Je-Je suis désolée, bégaya Margaret, prise de court par lapparition impromptue de sa mère. Je ne sais pas comment
Maman agita la main dune manière désinvolte peu habituelle chez elle.
Cela na aucune importance, ma chère.
Margaret en resta bouche bée. La plupart des choses étaient dune importance capitale pour Maman. Faire une bonne impression au duc de Jevington se classait probablement en tête des désirs de Maman. Cétait le bal du duc, et il ne séprendrait très probablement pas dune femme qui avait transformé son parquet ciré et étincelant en zone dangereuse.
Le duc ne se serait évidemment pas épris delle, même si Margaret navait pas accidentellement renversé un verre de champagne. Même dautres jeunes femmes faisant tapisserie jugeaient Margaret sans intérêt. Aucun duc ne désirait avoir une duchesse qui bafouillait quand elle parlait et dont les joues rougissaient à intervalles réguliers. La capacité de Margaret à énoncer des faits scientifiques avec le même enthousiasme que dautres mettaient à vanter leurs vagues relations avec la noblesse, était une piètre consolation.
Il faut vous sécher.
Maman passa le bras de Margaret sous le sien, comme si elle craignait que Margaret ne décide de gambader vers les autres danseurs pour entamer un quadrille dans sa tenue dégoulinante.
Elles progressèrent lentement vers la sortie, comme un plus grand nombre de gens affluaient vers la salle. Certaines personnes regardèrent Margaret avec curiosité, se demandant peut-être pourquoi elle avait décidé quune musique agréable, la danse et la nourriture étaient des expériences à délaisser, plutôt quà savourer. Dautres étaient occupés à lever la tête vers les merveilles peintes au plafond, comprenant des chérubins et des cieux céruléens, même si on ne voyait fréquemment ni les uns ni les autres au-dessus de Grosvenore Square.
Enfin, Margaret et sa mère purent franchir les solides portes en bois sculpté et se retrouvèrent sur létincelant carrelage noir et blanc du vestibule du duc. Margaret se dirigea vers le vestiaire. Partir en avance était embarrassant, mais au moins elles navaient pas aperçu le duc : cela devait être considéré comme une victoire. Le moment manquait de gloire, mais Margaret releva tout de même le menton. De lalcool lui dégoulina le long du dos, et elle frissonna.
Maman tira sur la manche de Margaret.
Allons à létage.
À létage ? dit Margaret dune voix tremblante. M-Mais.
Margaret sarrêta. Les invités ne saventuraient pas dans les étages. Elle se sentit ridicule de devoir rappeler les règles de létiquette à sa mère. Après tout, cétait sa mère qui les lui avait enseignées.
Maman laissa échapper un petit gloussement, et Maman ne gloussait jamais.
Margaret la regarda dun air soupçonneux. Sa mère agissait de façon très étrange. Margaret avait souvent souhaité que sa mère soit moins stricte et catégorique, mais elle ne sétait certainement pas attendue à voir Maman se transformer en une femme qui batifole dans la résidence du duc.
Ne soyez pas aussi collet monté, ma chère, dit Maman. Si je dis que cest convenable, ça lest.
Maman avait toujours été lincarnation de la bienséance, auparavant.
Margaret hésita, mais sa mère la tira dun coup sec vers un escalier imposant. Un frisson, à ne pas mettre uniquement sur le compte du champagne renversé, descendit furtivement le long de la colonne vertébrale de Margaret.
Nous ne devrions pas aller là, dit Margaret. Ce sont les appartements du duc.
Balivernes, chuchota Maman. Vous ne pouvez pas garder du champagne sur votre robe. Cest inconvenant. En outre, le duc est dans la salle de bal.
Les yeux de Maman pétillèrent, et ses lèvres restèrent recourbées dune façon plus communément aperçue chez les gens assistant à un opéra-comique. Elle entreprit lascension des marches de marbre avec détermination, balayant lourlet de sa robe contre la balustrade avec une telle force que certains des rubans qui sy trouvaient cousus se dénouèrent. Visiblement, la femme de chambre de Maman navait pas été préparée à lénergie de Maman.
Margaret frémit à lidée de ce que Maman pourrait faire à létage, où elle risquait de céder à lenvie de fureter partout. Maman pouvait difficilement errer seule dans les recoins privés de la résidence.
Margaret jeta un coup dœil en direction du majordome. Heureusement, il était occupé à surveiller la porte pas ce qui se passait à lintérieur de la résidence. Margaret soupira et suivit sa mère, glissant une main gantée de dentelle sur la rampe. Dans des cadres dorés, des peintures de différents paysages magnifiques, vraisemblablement les immenses terres du duc, garnissaient les escaliers. Tout était superbe, même sil était peu probable que des amateurs dart ne se hissent en haut des marches pour détailler les peintures. Sil y avait dautres peintures dans la résidence, elles devaient être encore plus exceptionnelles.
Le pallier non-éclairé sembla un peu inquiétant, mais une bonne sapprocha bientôt delles en tenant une lanterne. Margaret se recroquevilla. Elles étaient découvertes.
Sapristi.
Margaret se dandina, se préparant à affronter un regard glacé et un mot sévère, comme ceux adressés à ses camarades de classe à leur finishing school, mais qui navaient jamais été dirigés vers elle. Margaret obéissait aux règles, même celles qui nétaient pas écrites. Elle était suffisamment maligne pour ne pas errer dans les étages, même si le duc ne se promenait pas en ce moment dans les couloirs sombres.
La bonne allait leur dire de partir dune minute à lautre. Mais à la place, la bonne hocha la tête à ladresse de Maman.
Par ici.
Margaret cligna des paupières. La bonne avait-elle assisté à lincident et était-elle montée par un autre escalier ? Mais les bonnes nétaient généralement pas présentes lors des bals. Peut-être un valet lavait-il informée ? Margaret fronça les sourcils.
La bonne avançait dun bon pas, passant devant des buffets et des vases démesurés en porcelaine bleu et blanc qui avaient lair somptueux même dans cette pauvre lumière, et Maman et Margaret se dépêchèrent après elle. Leurs pieds senfoncèrent dans des tapis luxueux qui assourdissaient leurs pas, mais létrange silence napaisait pas le cœur battant toujours plus vite de Margaret. Un sourire béat rayonnait sur les lèvres de Maman, alors que dordinaire elle aurait marmonné que la démarche rapide de la bonne nétait pas nécessaire.
Enfin, la bonne sarrêta devant une porte.
Cest ici.
Merci, dit Maman en pressant quelque chose dans les mains de la bonne. Jai bien peur davoir besoin de votre aide.
La bonne hocha gravement la tête.
Bien sûr. Elle est plutôt grande.
Linstant daprès, la bonne saisissait les poignets de Margaret et la trainait à lintérieur de la pièce.
Que faites-vous ? sécria Margaret en luttant contre la solide prise de la bonne.
Margaret était en pleine confusion. Les bonnes nétaient pas supposées tirer quelquun dans les chambres. Personne nétait supposé faire cela.
Maman ? plaida Margaret.
Des mains poussèrent Margaret. Des mains qui nappartenaient pas à la bonne. Les deux mains de la bonne étaient refermées autour des poignets de Margaret, comme des menottes de fortune. Le parfum de lavande préféré de sa mère qui flotta autour de Margaret, ne laissa aucune équivoque : Maman la forçait à entrer dans la pièce. Maman nétait pas encline à faire des câlins, et pourtant, à présent, elle poussait le dos de Margaret.